Souverainetés, souverainisme et internationalisme

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Jean Jaurès
Jean Jaurès : « Un peu d'internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène. »

 

« ... Ce qui est certain, c’est que la volonté irréductible de l’Internationale est qu’aucune patrie n’ait à souffrir dans son autonomie. Arracher les patries aux maquignons de la patrie, aux castes du militarisme et aux bandes de la finance, permettre à toutes les nations le développement indéfini dans la démocratie et dans la paix, ce n’est pas seulement servir l’internationale et le prolétariat universel, par qui l’humanité à peine ébauchée se réalisera, c’est servir la patrie elle-même.
Internationale et patrie sont désormais liées. C’est dans l’internationale que l’indépendance des nations a sa plus haute garantie ; c’est dans les nations indépendantes que l’internationale a ses organes les plus puissants et les plus nobles. On pourrait presque dire : un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène.
» (Jean Jaurès, L’Armée nouvelle, 1911).

 

Le mouvement des Gilets jaunes avait ouvert les débats sur la démocratie, la souveraineté et l’internationalisme. Avec les mobilisations populaires contre la loi Macron sur les retraites, ces questions sont devenues centrales dans le combat politique. Mais pour beaucoup, ces concepts sont flous ou a géométrie variable et ces mots sont piégés. Il est donc temps de redéfinir et de réaffirmer ces grands principes et de repréciser leur contenu. C’est l’objet de l’article ci dessous...

L’internationalisme est l’un des fondements du mouvement ouvrier et de la pensée de gauche depuis le XIXe siècle. Il est parfois résumé par la formule célèbre de Marx « Prolétaires (ou travailleurs) de tous les pays, unissez-vous ! » et symbolisé par un chant : « L’Internationale ». On se souvient que les empires et les bourgeoisies nationales de l’époque luttaient pour les conquêtes territoriales, notamment coloniales, en utilisant le peuple comme chair à canon. On peut alors comprendre que la solidarité était de beaucoup plus forte entre les ouvriers des différents pays, qu’entre les ouvriers et la bourgeoisie à l’intérieur d’un pays donné.

Utopie de rassemblement du mouvement ouvrier, l’internationalisme a été aussi, au cours du XXe siècle, un sujet de divergences majeures en son sein. Au point qu’au moins quatre Internationales, sans compter divers mouvements à prétention mondialiste, ont été constitués avant de disparaître, de se fractionner ou de s’éloigner considérablement de leurs origines.

La première internationale a été créée en 1864, sous le nom d’Association internationale des travailleurs. Après les dissensions entre « collectivistes » et « mutuellistes », puis entre Marxistes et Bakouniniens, elle se sépare définitivement en 1877 sans avoir jamais pu réunir des délégations de plus d’une dizaine de pays.

La deuxième internationale a été fondée à Paris en 1889 et acquiert dans certains pays une puissance, notamment électorale, indéniable. Elle se réclame notamment de la dictature du prolétariat et du pacifisme. Mais les courants réformistes s’y développeront rapidement, avant de triompher (définitivement ?) à l’époque de la guerre froide. Elle existe encore, sous le nom d’Internationale socialiste. Mais l’internationalisme dont elle se réclame à l’occasion n’est guère que l’acceptation de la mondialisation... Elle n’a plus grand-chose à voir avec l’Internationale ouvrière d’Engels et de Jaurès. Son ancrage chez les ouvriers et employés, parfois réelle, est très variable selon les pays mais la solidarité internationale n’a que peu de poids dans les programmes électoraux de ces partis. Seul « l’européisme » y figure de manière importante, mais il n’a que peu à voir avec l’internationalisme des origines !

Mais, plus que le réformisme, l’échec de la IIe Internationale, c’est surtout l’impuissance de la social-démocratie à empêcher la guerre de 1914. Le ralliement de la social-démocratie allemande puis de la SFIO à « l’Union sacrée », en août 1914, a concrétisé cette impuissance.

Elle provoquera la création de la IIIe internationale (Komintern) et les scissions de 1919-1921 entre partis socialistes et partis communistes. Dès l’échec de l’armée rouge face à la Pologne (1921) et l’échec de la révolution allemande de 1923, cette Internationale devient en fait un réseau de partis dotés d’une direction clandestine, constitué autour de la « patrie du socialisme », l’URSS. Étendue aux « démocraties populaires » dans la sphère de domination de l’armée rouge après 1945, puis à quelques pays dont la Chine, l’internationale « communiste » se sépare après la rupture sino-soviétique et disparaît de fait en 1991 avec l’URSS, même si 29 partis l’ont formellement reconstituée en 1995 à Sofia.

La IVe Internationale a été fondée en France par Trotsky en 1938. Après plusieurs scissions et une réunification partielle, elle est divisée entre ceux qui veulent maintenir la IVe internationale, ceux qui désirent la « reconstruire » (en opposition avec ceux qui estiment qu’elle n’a jamais été construite !) et les partisans d’une Ve Internationale. En France, il y a de multiples fractions dont trois « grandes » tendances : la LCR, Lutte Ouvrière et le Parti des travailleurs. Ces deux derniers n’ayant pas ou très peu de correspondants dans d’autres pays.

Le mouvement ouvrier, c’est aussi les syndicats. Ceux-ci – ou plutôt quelques-uns d’entre eux, naissants – avaient participé à l’Association internationale des travailleurs. Mais ils n’avaient pu trouver place dans la IIe internationale, regroupement de partis politiques. Des tentatives de créer une fédération internationale, timides avant 1914, ont prospéré après 1918 mais n’ont jamais pu surmonter durablement les oppositions entre socialistes et communistes dans l’entre-deux guerres puis pendant la guerre froide. Après 1947, la Fédération syndicale mondiale (FSM), la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) et la Confédération mondiale du travail (CMT) ont quand même rassemblé des courants internationaux significatifs. La Confédération syndicale internationale, créée en 2006, regroupe l’essentiel des organisations affiliées auparavant à la FSM, à la CISL et à la CMT. Elle revendique 168 millions de travailleurs au sein de 311 organisations affiliées nationales dans 155 pays. Mais son influence est – pour le moment ? – éloignée de sa puissance numérique. Elle est très faible, voire nulle, dans les pays « émergents » (Chine, Inde...)

Aujourd’hui, après plus d’un siècle de clivages, on observe une certaine confusion entre l’internationalisme, le mondialisme, ou encore l’altermondialisme, dont se réclament divers courants.

Et cet ensemble hétéroclite apparaît en opposition, elle-même peu claire, avec le nationalisme, le souverainisme, ou le patriotisme. Cette opposition et cette confusion s’expliquent en partie par la profonde modification du rôle des nations dans le capitalisme au cours du XXe siècle et au début du XXIe.

Le Pardem, qui se réclame de l’internationalisme, se doit d’en préciser le contenu et de lever quelques ambiguïtés.

Tout d’abord : l’internationalisme est un humanisme. Il procède de l’idée fondamentale selon laquelle les êtres humains de tous les pays sont égaux. Ajoutons qu’ils sont profondément solidaires au-delà de leurs différences. Mais ajoutons aussi que les individus ne peuvent constituer spontanément une instance politique mondiale unique, ni s’abstraire immédiatement de toutes les solidarités qui les ont à la fois regroupés et divisés historiquement.

L’internationalisme (comme son nom l’indique !) associe des nations.

Et on doit préciser : des nations souveraines, car un citoyen ne peut être libre dans un pays subordonné à d’autres.

L’internationalisme se distingue du mondialisme, où les nations devraient s’effacer devant un prétendu « gouvernement mondial », gouvernement qui serait dangereux s’il n’était illusoire. Où pourrait-on se réfugier si on était proscrit d’une telle « nation-monde », car potentiellement totalitaire ?

L’internationalisme requiert des lieux de dialogue, de coopération, d’arbitrage entre les intérêts parfois contradictoires des différentes nations ; mais on ne saurait, en son nom, accepter le « droit d’ingérence » militaire des plus forts chez les plus faibles au nom d’une très hypothétique « communauté internationale ».

Diverses nations ont donc vocation à exister, y compris dans un avenir très lointain. Mais, si on se réfère à « la nation », il faut en préciser le contenu. Mazzini, puis Renan, Jaurès et d’autres ont en effet développé une distinction entre deux conceptions diamétralement opposées de la Nation : celle, ethnique, de la « nation inconsciente » ; celle, politique, de la « nation consciente ».

La première, la nation inconsciente, obscurantiste, fataliste, pessimiste, enferme l’individu et les groupes sociaux dans les déterminants issus du passé, ceux de la race, du sang et du sol. Elle fonde le chauvinisme.

La seconde, la nation consciente, citoyenne, républicaine, optimiste, invite les citoyens à forger des projets d’avenir en commun ; les citoyens, à travers la nation « consciente » ont vocation à s’élever vers la « commune humanité ».

Mais précisons aussi que personne n’est a priori détenteur de la définition de « l’homme nouveau » ni de la « société idéale » : l’une et l’autre seront des constructions qui ne surgiront pas du néant mais pour lesquelles les citoyens s’appuieront aussi sur les « riches legs de souvenirs » (Renan) que leur apporte l’Histoire.

En ce sens, on ne peut retenir l’idée selon laquelle les travailleurs n’auraient pas de patrie.

Formule que Karl Marx a d’ailleurs nuancée, et même contredite. L’Histoire a cruellement démenti cette assertion : gouvernements « d’union sacrée » en 1914 ; constitution d’une « patrie du socialisme » en URSS... Par ailleurs, les multiples luttes de résistance nationale contre des envahisseurs ont démontré que la nation pouvait mériter, notamment aux yeux des travailleurs, qu’on se mobilise pour elle.

Par ailleurs, ce que les socialistes et anarchistes, ou autres internationalistes du XIXème siècle n’avaient pas prévu, c’est que l’État ne serait plus au seul « service du capitalisme ». Les institutions, les lois, les impôts ont incorporé progressivement des acquis démocratiques et sociaux. Des services publics et des règlementations se sont développés dans de nombreux pays. La peur de voir le socialisme gagner du terrain, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, n’était pas pour rien dans ce compromis concédé aux travailleurs par les classes dirigeantes des pays industrialisés. Les États-Unis et les firmes transnationales dominaient déjà le monde capitaliste, mais les « États-nations » jouissaient d’une assez grande latitude pour définir leur politique économique et sociale.

Depuis les années 70, ce « compromis fordiste » et une politique économique « keynésienne » ont permis une forte croissance économique et une certaine réduction des inégalités au sein de chaque pays. Mais ce compromis a été progressivement, puis plus brutalement, remis en cause. Pour cette nouvelle politique de « mondialisation », les nations, les États, les services publics, les réglementations devenaient des obstacles à la « libre circulation » des capitaux et des marchandises. Ceci explique que les classes aujourd’hui dominantes, ou celles qui croient tirer profit de la mondialisation, considèrent les nations comme « ringardes » alors que les travailleurs et une grande partie des classes moyennes y sont attachés.

Être patriote, aujourd’hui, c’est être sensible aux aspirations de ces « couches populaires »

À l’opposé, le Parti de la démondialisation ne se réclame pas d’une « France éternelle », ni même immortelle. Est-il besoin de développer longuement ce point ? Il n’y avait pas de distinction avant l’an 843 entre la France et l’Allemagne, l’une et l’autre constituées progressivement en plus de dix siècles. Même de Gaulle a préconisé, vers 1941, la fusion de la France et du Royaume-Uni. Qui peut dire ce qui sera souhaitable, y compris d’un point de vue des intérêts nationaux, vers 2843 ?

Le Pardem ne se place pas non plus sous la bannière du « souverainisme ». Mais comme il en sera vraisemblablement accusé, il est utile de s’arrêter sur cette question quelques instants !

L’accusation de « souverainisme » remplace désormais celle de « nationalisme », notamment pour stigmatiser ceux qui, à gauche, ne pensent pas comme il faudrait. On pourrait se contenter de hausser les épaules. Mais cette accusation mérite d’être analysée et réfutée dans la mesure où elle témoigne, généralement, d’une profonde méconnaissance de « la question nationale » et de la manière dont cette question s’articule avec « la question sociale », et même aujourd’hui avec « la question environnementale ». Ce « malentendu » est un des talons d’Achille de la gauche ; ceci traduit en fait une divergence sérieuse sur « la question de la démocratie ».

Il est vrai que le « souverainisme » pose problème du point de vue de la question sociale.

Ce concept, importé du Québec, vise à rendre compte de la « souveraineté populaire » et cherche à articuler celle-ci à la « souveraineté nationale » tout en se démarquant du nationalisme.

Les « souverainistes », qui se situent à droite en France mais s’en défendent généralement, partent de constats justes. Il est vrai, en effet, que la nation reste le lieu principal de la démocratie politique et de la gestion du social. Il est vrai aussi qu’elle s’appuie sur un sentiment de « vouloir-vivre en commun » qu’on ne saurait balayer d’un revers de main au nom d’une société mondiale idéale. La Résistance des années quarante et nombre de combats « anti-impérialistes » se sont réclamés et se réclament d’ailleurs légitimement de la Nation démocratique, pour la défendre, pour la rétablir ou pour la construire. Récemment, la convention de l’UNESCO sur la diversité culturelle, adoptée en 2005, montre d’ailleurs que le souci de la souveraineté nationale peut trouver des prolongements et rassembler un grand nombre de peuples. Certains républicains « de droite », dès lors qu’ils ne sont pas totalement fermés à la question sociale, se retrouvent ainsi parfois au coude-à-coude avec des militants de gauche. A l’inverse, l’étiquette de gauche ne garantit pas contre des erreurs tragiques. Faut-il rappeler comment certains, à gauche, se sont conduits pendant l’Occupation ?

On peut rappeler ici la distinction établie par Mao-Tsé-Toung dans son langage, entre « contradictions principales » (entre la bourgeoisie et le prolétariat) et « contradictions secondaires » (entre nations). Dans certaines circonstances, celles d’une lutte de libération nationale, les contradictions « secondaires » peuvent devenir provisoirement principales...

Fuyons donc le sectarisme à l’encontre des « souverainistes ». Mais n’oublions pas que le nécessaire constat de la légitimité démocratique et sociale de la Nation ne saurait suffire. On pourrait même se fourvoyer si ce constat conduisait à accepter les inégalités entre citoyens d’un même pays, à négliger les solidarités internationales, la recherche de compromis et d’arbitrages entre les intérêts nationaux ! C’est l’erreur que commettent souvent les « souverainistes » au nom de l’esprit de solidarité qui doit, aussi, animer les citoyens d’un même pays. Remarquons, en guise de conclusion sur ce point, que les groupes dirigeants s’exonèrent volontiers de la solidarité que requiert le « sentiment national » : exil fiscal, voire solidarité... avec l’ennemi, des émigrés de Coblence pendant la Révolution aux partisans de « Hitler plutôt que le Front populaire » en 1939 !

L’internationalisme, bien qu’il se fonde sur la souveraineté populaire, se distingue donc du souverainisme, si celui-ci subordonne et réduit les aspirations populaires à la souveraineté nationale.

L’internationalisme s’oppose évidemment au nationalisme, si on se réfère à la conception inconsciente de la nation. En revanche, si on considère la nation comme un « marchepied vers l’universel », le lieu principal où s’exerce la volonté politique des citoyens, il n’y a pas opposition mais complémentarité entre l’internationalisme et ce patriotisme-là. Jaurès l’avait vu et exprimé clairement, il y a un siècle :

« ... Ce qui est certain, c’est que la volonté irréductible de l’Internationale est qu’aucune patrie n’ait à souffrir dans son autonomie. Arracher les patries aux maquignons de la patrie, aux castes du militarisme et aux bandes de la finance, permettre à toutes les nations le développement indéfini dans la démocratie et dans la paix, ce n’est pas seulement servir l’internationale et le prolétariat universel, par qui l’humanité à peine ébauchée se réalisera, c’est servir la patrie elle-même.
Internationale et patrie sont désormais liées. C’est dans l’internationale que l’indépendance des nations a sa plus haute garantie ; c’est dans les nations indépendantes que l’internationale a ses organes les plus puissants et les plus nobles. On pourrait presque dire : un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène.
» (Jean Jaurès, L’Armée nouvelle, 1911).

D’une autre manière, Romain Gary a établi une distinction fort pertinente entre le nationalisme « haine des autres » et le patriotisme « amour des siens ». C’est avec ce patriotisme humaniste, internationaliste, qu’il s’agit de renouer après un siècle de tâtonnements et d’errements.