Le 07-07-2023
Par Joël Perichaud, Secrétaire national du Pardem aux questions internationales
Comme d’habitude, les sondages se sont lourdement trompés sur les élections législatives grecques du 21 mai dernier. Le Premier ministre de droite Kyriakos Mitsotakis a remporté une large victoire, frôlant la majorité absolue parlementaire avec 41 % des voix exprimées. Il écrase le parti Syriza d’Alexis Tsipras, ancien espoir déçu de la gauche dans l’Union européenne (UE), qui s’est effondré à 20 %. La troisième place est revenue aux socialistes du PASOK avec 11 % qui sont ressortis, tels des zombies, du néant politique. Bien que légèrement en hausse par rapport au scrutin de 2019, la participation électorale n’a pas dépassé les 60 %, ce qui dénote une sanction, principalement à gauche de l’échiquier politique.
Les « bleus » de Nouvelle Démocratie (ND) ont obtenu 146 sièges de députés avec le système proportionnel. Il leur en fallait cinq de plus pour pouvoir former seuls un gouvernement, dans un parlement monocaméral de 300 sièges. Et comme Kyriakos Mitsotakis, le candidat du Fond monétaire international (FMI), de la Banque mondiale (BM) et d’Ursula von der Leyen (UE), voulait gouverner seul pour appliquer la politique néolibérale, brute de décoffrage, de ses commanditaires, un nouveau scrutin a été organisé, le 25 juin, en application d’une réforme de la loi électorale, dite de « proportionnelle renforcée », qui donne un bonus allant jusqu’à 50 sièges au parti arrivé en tête.
Le 25 juin dernier, ND a réuni 40,55% des suffrages et a décroché la majorité absolue au Parlement, soit 158 sièges sur 300. alors qu’en 2019, elle avait réuni 39,85% des voix.
Son programme, fixé par ses commanditaires : privatisations, privatisations et privatisations
Selon l’agence américaine Bloomberg et l’ensemble des médias anglo-saxons, le bilan économique de Mitsotakis est carrément « fabuleux ». The Economist indique que le chômage a baissé, que la croissance est revenue avec près de 6 % en 2022, que les investissements sont de retour, que la reprise « spectaculaire » du tourisme est là, etc. Un conte de fée… Tous les commentateurs anglo-saxons sont heureux : les difficultés pour « boucler les fins de mois » n’ont pas poussé les Grecs à sanctionner la droite dans les urnes et les électeurs auraient fait le choix rationnel de la stabilité.
Mais la réalité de la Grèce, devenue une sorte de gigantesque Club Med paradisiaque est toute autre. Le pays continue sa descente aux enfers. En effet, la part de l’emploi dans l’industrie a chuté de 22 % (2009) à environ 15 % (2019) tandis que la part du secteur des services est passée de 67 % à 73 % sur la même période. Sans d’autres horizons que d’être serveurs, femmes de ménage ou barmans, pour servir les classes moyennes supérieures en vacances, les jeunes quittent chaque année le pays par dizaines de milliers. Car le chômage les touche durement : le taux de chômage des moins de 25 ans est passé de 29% (2009) à plus de 36 % (2022). Évidemment, c’est la partie la plus diplômée de la jeunesse qui émigre : entre janvier 2008 et juin 2019, la Banque de Grèce estimait que plus de 427 000 Grecs avaient quitté le pays, sur une population totale d’environ 11 millions d’habitants.
Alors que le PIB de 2009 s’élevait à 237 milliards d’euros, il est tombé à 182 milliards en 2021. En conséquence, le niveau de la dette était, fin 2021, de 193 % du PIB contre 127 % fin 2009… Mais en 2022, les entreprises cotées en bourse ont enregistré une croissance impressionnante de leurs bénéfices, record pour les 20 dernières années, de 303% en moyenne. On comprend l’appui à Mitsotakis des nantis grecs, du FMI, de la Banque mondiale et de l’UE ! Si vous pensez qu’une telle hausse des profits implique de rudes attaques contre les travailleurs, vous avez raison. Selon Eurostat, 12,6% des salariés grecs sont contraints de travailler plus de 50 heures par semaine. Et il s’agit de travail «pur», c’est-à-dire ne tenant pas compte du transport, des pauses, etc. Ce sont les chiffres officiels, alors que tout le monde sait que la situation réelle est bien pire.
Malgré la démagogie du gouvernement grec sur une légère augmentation du salaire minimum (porté à 778 € avant impôts et cotisations soit, 667 € nets…), selon l’OCDE, le salaire moyen réel des travailleurs a diminué de 7,4% en 2022. C’est le résultat de l’inflation générale (9,3%) et surtout de l’inflation encore bien plus importante des prix de l’alimentation, de l’énergie et du logement. Mais l’inflation qui écrase les ménages est bénéfique pour les recettes fiscales: la «surperformance» dans la collecte de la TVA a contribué à ce que le budget de l’Etat de 2022 clôture avec des recettes fiscales supérieures de 4,8 milliards d’euros aux objectifs fixés par le gouvernement.
Cette hausse des recettes fiscales a principalement financé l’armement. Au cours de l’année 2022, plus de 7,8 milliards d’euros ont été consacrés à l’achat d’armes (USA, France et Israël). Dans le même temps, les dépenses sociales ont été réduites. L’effondrement des hôpitaux publics a entraîné une augmentation de 12,3% de la «surmortalité» (décès de patients qui ne devraient pas être en danger dans des circonstances normales). Les décès résultant de ce que l’on appelle les «maladies professionnelles» s’élèvent à plus de 3 000 par an et les écoles publiques fonctionnent essentiellement grâce aux enseignants et au personnel intérimaire ou saisonnier.
Alors, une question se pose : pourquoi les Grecs ont-ils voté Mitsotakis, malgré la réduction des droits sociaux, l’austérité à perpétuité, la récente catastrophe ferroviaire qui a fait 57 morts (en février dernier) qui illustre l’effondrement des services publics conduit par le Premier ministre ?
La rancune tenace contre Tsipras et les sociaux-démocrates
Le ressentiment du peuple grec contre Syriza est à la hauteur des espoirs immenses de 2015. Rembobinons le film des événements des années 2010. Frappée de plein fouet par la crise de 2007-2008, dite des « Subprimes », la Grèce, confrontée à une spéculation infernale qui a fait monter les taux d’emprunt de la dette, s’est retrouvée en quasi-défaut de paiement au début de l’année 2010. La Troïka (la Commission européenne, le FMI, la BCE) est intervenue et a conclu un accord en 2010 avec Giórgios Papandréou, le Premier ministre socialiste issu du PASOK. Contrairement aux mensonges de l'époque, il ne s’agissait pas de « sauver la Grèce », mais plutôt de « sauver les banques » créditrices qui, depuis des années, accordaient des lignes de crédits illimitées, qui pour les Jeux olympiques, qui pour des falsifications comptables pour intégrer l’UE, ou encore pour de la pure corruption.
La banque américaine Goldman Sachs avait volontairement participé à la dissimulation de la situation financière réelle grecque. Sa révélation cloua le pays au pilori de la finance mondiale. De fait, les aides de la Troïka sont allées directement dans les caisses des banques créditrices dont, la BNP par exemple. Et elles feront « coup double » puisqu’elles conserveront les titres de la dette d’État grecque, sachant que les États (surtout membres de l’Union européenne) ne peuvent en dernière instance pas faire faillite. De 2011 à 2015, la Troïka imposa plan d’austérité sur plan d’austérité qui saigna le pays à blanc. Devant ce cataclysme pour les couches populaires, un puissant mouvement anti-austérité se développa qui discrédita la droite mafieuse au pouvoir dans les années 2000 et les socialistes du PASOK qui se couchèrent devant les exigences de la Commission européenne, du FMI et de la BCE.
Ainsi, « l’espoir de gauche » connut une résurgence. La coalition de gauche radicale Syriza, avec à sa tête Alexis Tsipras, remporta les élections législatives de janvier 2015. Dans son programme, plusieurs mesures furent proposées pour sortir de la crise de la dette : suspendre son paiement, effectuer un audit pour évaluer la part illégitime, appeler à la participation citoyenne et surtout décréter la fin du mémorandum d’austérité. Une semaine après l’arrivée au pouvoir de Syriza, la BCE bloqua brutalement la principale source de financement des banques grecques. Suivirent six mois de pseudo-combat entre la Troïka et le gouvernement Tsipras. Il fut clair que pour les capitalistes occidentaux, il fallait casser rapidement et définitivement la dynamique anti-libérale du peuple grec, car le risque de contagion était important au Portugal, en Italie ou ailleurs dans l’UE.
Après une énième négociation biaisée sur un pseudo « plan d’aide » de la Troïka, Tsipras décida de convoquer un référendum. Le choix était simple : si le oui (Nai) l’emportait, l’austérité continuerait. Si le non (Oxi) s’imposait, l’austérité cesserait. Le 29 juin, les banques grecques furent fermées du fait d’un défaut de liquidités provoqué par la BCE. Malgré cela, le « Oxi » (non) l’emporta massivement avec plus de 62 % des suffrages exprimés. Le peuple grec exulta, tout lui sembla possible. Il déchanta trois jours plus tard, le 9 juillet, car Tsipras capitula devant la Troïka. Il envoya à Bruxelles un projet reprenant les principales préconisations de la Troïka (coupe dans les retraites, dans la fonction publique, hausse de la TVA…). Pour beaucoup d’électeurs de Syriza le sentiment de trahison succéda à l’enthousiasme.
Malgré ses discours “révolutionnaires”, cette union de la gauche dite radicale se révéla être un groupe de beaux parleurs, sans volonté politique, idéologique et organisationnelle. La trahison de Tsipras et de son gouvernement abasourdit le peuple et lui coupa les jambes. L’idéalisme bobo-béat, en particulier pro-européen, dominait dans les discours contradictoires de Tsipras. Et en particulier la chimère d’une « Europe solidaire » qui n’a jamais existé.
Et que dire de la plateforme électorale défendue par Syrisa et Tsipras lors des dernières élections… Loin d’être anticapitaliste, elle n’était même pas anti-néolibérale. Même après le désastre ferroviaire de Tempé, Syrisa n’a pas proposé la nationalisation de l’Organisme des chemins de fer de Grèce, se limitant à une vague promesse de renégocier les termes du contrat avec la société italienne FDSI-Ferrovie dello Stato Italiane. Quant aux salaires, Syrisa émit un voeu pieux : une sorte d’indexation des salaires sur les prix pour compenser l’inflation, conditionnée à l’accord des organisations d’employeurs.
De plus, la plateforme de Syrisa ne remettrait pas en question les accords passés avec les créanciers, les mémorandums. signés par Tsipras avec les créanciers en 2018, qui déterminaient que toutes les réductions de salaires, de pensions et de droits du travail seraient prolongées, sous la «supervision étroite» de la Troïka, jusqu’en… 2060.
La seule chose que Syrisa promettait était un «changement», par le biais d’un gouvernement « progressiste-démocratique » avec le slogan principal de « Justice partout », s’efforçant de présenter son parti comme une réincarnation du vieux PASOK, parti social-démocrate et orienté vers le mouvement social.
Et la tragédie grecque continue…
En présentant le programme électoral de la ND, Mitsotakis a promis une croissance annuelle du capitalisme grec deux fois supérieure à la moyenne européenne et une augmentation de 70% des investissements étrangers en Grèce. Ces objectifs ne sont pas réalistes…Mais le message politique de Mitsotakis ne porte pas sur l’exactitude des prévisions. Il indique la méthode nécessaire à la poursuite de tels objectifs. Et il est donc évident que cette méthode repose sur l’écrasement complet de toute résistance potentielle des classes dominées : anéantissement de toute force syndicale, interdiction des grèves et des manifestations, déréglementation des relations de travail déjà flexibles, suppression de tout frein légal à l’exploitation des salariés, accélération de la privatisation du système de santé, de l’éducation, des services d’eau, de l’énergie, etc.
Le peuple grec va donc continuer à souffrir sous le joug de la droite néolibérale, aux ordres du capitalisme mondialisé, comme après 1949 et l’échec de la révolution des partisans anti-nazis, ou comme après 1967 et le putsch des colonels. La Grèce est confrontée à l’inflation, aux coupes draconiennes dans les prestations sociales, en particulier les retraites, à l’effondrement de la santé publique ou du système d’éducation.
C’est la version hellénique du Thatchérisme qui gagne du terrain. Nous la connaissons partout dans l’UE : en France avec Emmanuel Macron, en Allemagne avec Olaf Scholz, en Italie avec Giorgia Meloni, en Espagne avec Pedro Sánchez, etc.
Que faire ?
Face à la politique de Kyriakos Mitsotakis, la résistance des classes dominées a été remarquable. Après le tragique «accident» ferroviaire de Tempé, une importante série de grèves et de manifestations a vu le jour, avec une participation massive et un large soutien de la part de la population.
Limiter le pouvoir politique de Kyriakos Mitsotakis ne peut être que le résultat d’une mobilisation populaire. Les grèves dans les écoles et les hôpitaux pendant la pandémie, les grèves victorieuses dans le secteur privé (les livreurs d’E-Food et les travailleurs de l’entreprise chinoise Cosco dans le port du Pirée), la résistance par les mouvements de jeunes et d’étudiants à l’oppression policière étatique montrent que c’est possible mais insuffisant.
En Grèce comme en France et partout dans l’UE, aucun changement politique réellement en faveur des classes dominées ne peut aboutir sans affrontement sérieux avec les orientations économiques et politiques de nos gouvernements et de l’UE. `
Dans ce contexte, la tactique politique consiste à attirer l’attention sur les menaces auxquelles nous nous affrontons aujourd’hui (salaires, retraites, libertés, droit du travail, droit de manifester, etc.) et à déclarer que tout changement positif ne peut émerger que de la force des luttes venant d’en bas, du peuple lui-même, car partout les gouvernements sont confrontés à une menace sérieuse : le profond mécontentement des travailleurs et des classes dominées qui restent encore «silencieuses».
Pour rendre ce mécontentement visible, palpable et actif, il s’agit de travailler à la construction systématique de l’unité d’action nécessaire dans tous les secteurs possibles. Cet appel à l’unité d’action ne signifiant pas que nous sommes tous d’accord avec les positions idéologiques et politiques de chaque parti ou mouvement. Mais à cette fin, il est possible de créer, partout et dans tous les pays, des comités de lutte pour chasser les gouvernants et pour sortir du néolibéralisme.
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