OTAN : Autonomie stratégique des États-Unis et guerre en Ukraine

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Sortir de l'OTAN

 

Texte de Manuel Mononero, ancien membre du Congrès espagnol, député de Izquierda Unida, avocat et politologue, membre de la Coordination européenne pour la sortie de l’UE, de l’euro, de l’OTAN et du néolibéralisme
Texte publié en espagnol le 4/07/2022, à l’occasion du sommet de l’OTAN et du contre sommet sur l’OTAN, à Madrid en juin et juillet 2022.

Traduction Joël Perichaud, secrétaire aux relations internationales du Pardem.

« Ce "moment unipolaire" a eu une conséquence parfaitement logique et prévisible : il a prédisposé davantage les États-Unis à l'usage de la force à l'étranger. La menace soviétique ayant été éliminée, les États-Unis avaient les mains libres pour intervenir pratiquement n'importe où et n'importe quand, comme ils l’entendaient. » Robert Kagan (1) (2003).

Une grande puissance est hégémonique lorsqu'elle réussit - par quelque moyen que ce soit - à faire partager à ses alliés ses objectifs stratégiques, ses définitions géopolitiques et ses lignes de base politico-militaires. Le concept stratégique de l'OTAN approuvé à Madrid reprend, presque sans nuances, les lignes directrices de la grande puissance américaine qui prend résolument les commandes et passe à l'offensive. Cela s'appelle, à proprement parler, l'autonomie stratégique, qui est exercée non pas par ceux qui veulent, mais par ceux qui peuvent. En d'autres termes, l'autonomie stratégique est un projet économiquement et socialement construit qui définit une position internationale souveraine. Le concept approuvé met fin à un débat confus et clarifie le véritable rôle de la politique de sécurité et de défense de l'Union européenne en tant qu'alliée complémentaire et subordonnée des États-Unis. J'y reviendrai plus tard.

Les crises, il faut le répéter, révèlent ce que la normalité cache et nous montrent la vraie mesure des choses. Si c'est aussi une guerre, cela devient beaucoup plus évident. La guerre en Ukraine accélère considérablement les processus socio-historiques. Pour l'instant, deux blocs géopolitiques et socio-économiques s'articulent. D'une part, le bloc dirigé par les États-Unis se renforce, gagne en discipline et cherche désespérément à s'étendre ; d'autre part, le bloc "contre-hégémonique", organisé autour de la Chine et de la Russie, cherche à définir une proposition alternative au monde unipolaire jusqu'ici dominant. Comme d'habitude, la bipolarité des blocs pousse au non-alignement des pays qui trouvent une occasion de gagner en autonomie, d'avoir plus d'influence sur les relations socio-économiques et, pour ainsi dire, de profiter d'une situation qui devient une opportunité. Ce qui ne fait plus aucun doute, c'est que le conflit militaire en Ukraine initie un long processus de transition entre les forces de « l'ancien ordre » euro-américain et celles du « nouvel ordre » en construction.

Les choses ne seront plus comme avant. Cette longue transition commence par une guerre, à nouveau, en Europe, loin des États-Unis et dans le centre de gravité eurasien. Ce n'est pas une coïncidence. La guerre est là où l'administration Biden la voulait. Ils s'y préparent depuis des années, réarmant, entraînant et organisant les forces armées ukrainiennes. Pour être plus précis, de 2014 - selon les données du SIPRI - à 2021, l'Ukraine a augmenté son budget militaire de 142 %, ses alliés ont formé environ 10 000 soldats chaque année et des technologies militaires avancées lui ont été transférées. Nous savons aujourd'hui que l'OTAN a toujours été aux commandes de la stratégie militaire ukrainienne et qu'elle a géré très précisément la crise dans un État qui, il ne faut pas l'oublier, est extrêmement complexe sur le plan ethnique, culturel, religieux et politique. Le conflit comporte donc des éléments de guerre civile que la propagande occidentale tente systématiquement de dissimuler.

L'OTAN a historiquement servi trois objectifs précis. Le premier (un classique du monde anglo-saxon) consiste à empêcher un accord entre l'Europe et la Russie. L'existence de l'URSS a contribué à justifier la présence de l'OTAN en tant que bloc défensif contre l'agressivité supposée du monde soviétique. La dissolution du Pacte de Varsovie et la désintégration de l'URSS ont obligé l'OTAN à se refonder, afin de donner un sens à une présence militaire et nucléaire dans un monde qui avait réussi à vaincre l'empire du mal. Il a été démontré - Brzezinski l'a analysé très précisément - que la présence politico-militaire américaine en Europe faisait partie d'un dessein stratégique à long terme légitimé par l'existence de l'URSS et défini par un nouvel ordre international unipolaire, impulsé, dirigé et organisé par les États-Unis, devenus une hyper puissance.

L'Europe est à un moment charnière. Il y avait la possibilité de reconstruire des relations avec une Russie qui s'ouvrait au monde et cherchait à redécouvrir une voie de paix, de progrès économique et de primauté du droit international. On peut le dire de bien des façons, avec des accents différents et même avec des formulations dramatiques : il n'y aura pas de paix, il n'y aura pas de véritable autonomie politique pour l'Europe sans un accord avec la Russie, sans un traité de paix, de coopération et de développement avec le grand pays eurasien. L'énième OTAN issue de Madrid vise à bloquer définitivement cette possibilité qui, il faut le souligner, est gravement préjudiciable à l'Europe, mais aussi à une Russie contrainte à un repli stratégique et à une alliance durable avec la Chine. Le choix historique sera d'une importance capitale. Les classes dirigeantes européennes ont décidé de se subordonner au « vieil ordre » dirigé par les États-Unis et de s'opposer de toutes leurs forces et capacités (économiques, politiques, militaires et culturelles) au "nouveau monde" qui émerge avec toute sa diversité, sa pluralité et sa dimension démographique avec les grandes puissances asiatiques, autrefois — il est bon de le rappeler — des colonies, des pays dominés et exploités par les représentants tout-puissants de la civilisation occidentale.

Le deuxième objectif de l'OTAN a toujours été le contrôle politique de l'intégration européenne et de chaque pays. Manolo Sacristán (2) nomme cela « l'OTAN vers l’intérieur » . Force est de constater que, dans l'ensemble, cet objectif a déjà été atteint. Le type de démocratie, le modèle économique et social capitaliste et l'Union européenne ne sont remis en question nulle part et les menaces, si elles existent (comme aux États-Unis), proviennent du côté obscur du système. Paradoxalement, plus on parle de démocratie, plus sa crise s'accentue et des processus de régression politique, sociale et culturelle se profilent à l'horizon. Les démocraties européennes, celles qui ont réellement existé, étaient fondées sur le conflit capital/travail, sur un puissant mouvement ouvrier organisé et sur une gauche qui a profité de l'opposition à l'URSS pour rendre le réformisme viable. L'intégration européenne, les changements géopolitiques et technologiques ont radicalement transformé ce monde. La "grande transformation" de la culture européenne est achevée et nous entrons dans la "nord-américanisation" de notre vie publique. La forme-parti que nous connaissions n'existe plus ; les "partis de notables" et les modes oligarchiques d'organisation du vote reviennent sous des formes nouvelles et variées. Luciano Canfora (3) note que dans les pays européens, les partis uniques se construisent de manière originale, articulés à l'intérieur et subdivisés à l'extérieur en formations singulières ; organisés autour d'une classe politique de plus en plus homogène, de plus en plus dépendante des grandes sociétés financières et commerciales, et clairement alignés sur l'administration américaine.

Le troisième objectif est le plus connu et fait l'objet d'une abondante littérature : l'adhésion à l'OTAN signifie que vos forces armées et, dans une large mesure, vos forces de sécurité, font partie d'un dispositif transnational dirigé, organisé et financé par les États-Unis. Les intérêts nationaux, les doctrines militaires de chacune des forces armées, les orientations de défense et de sécurité doivent se conformer à des critères définis par la puissance dominante qui vont au-delà de l'OTAN. La politique de Pedro Sánchez (4) au Maroc illustre bien cette contraction. Il ne s'agit pas seulement de la question du Sahara. Ce que le gouvernement espagnol a fait est très grave : subordonner les intérêts stratégiques de l'Espagne à la politique américaine, qui fait du Maroc l'État gendarme du Maghreb et un pivot stratégique pour le contrôle de l'Afrique subsaharienne. Il faut insister sur ce point. Les mentions dans le concept stratégique de la supposée intégrité territoriale ne protègent pas l'Espagne face à un conflit politico-militaire avec le Maroc ; nous serons seuls. Sánchez le sait.

Reprenons depuis le début. La clé du concept stratégique approuvé par l'OTAN à Madrid est claire et nette : les ennemis des États-Unis sont les ennemis de l'Europe, la Russie et, surtout, la Chine. Le triomphe de l'administration américaine est énorme, l'échec de l'Union européenne historique et le succès de la Chine particulièrement significatifs. L'Empire du Milieu gagne une position arrière géo-économique et énergétique décisive, égalise sa puissance stratégico-nucléaire avec le pays de Biden et, surtout, gagne du temps pour construire des alliances, définir des scénarios et renforcer son complexe militaire, technologique et scientifique.

Cet article a commencé par une citation d'un auteur pour lequel j'ai une certaine tendresse. Robert Kagan a écrit un livre important en 2003 — traduit sous le titre La Puissance et la Faiblesse  — qui est une critique sévère des tentatives de l'Union européenne de se distancer de la politique étrangère américaine et de jouer un certain rôle autonome. La critique est, en résumé, double : le monde qui a émergé après la victoire des États-Unis contre l'URSS était hobbesien (5), où le recours à la force serait presque obligatoire et, plus sévèrement, la politique de l'UE était fondamentalement hypocrite, puisque sa prétendue autonomie était basée sur la sécurité d'appartenance à la structure politico-militaire organisée et dirigée par les États-Unis, c'est-à-dire l'OTAN. Aujourd'hui, le monde ressemble davantage à celui défini par Kagan et l'UE s'aligne avec enthousiasme sur la politique de Biden.

Kagan, le partenaire politique, sentimental et, disons-le, diplomatique de Victoria Nuland, sous-secrétaire d’État américaine aux affaires politiques et spécialiste réputée des affaires ukrainiennes, s'est toujours distingué par ses prises de parole. D'abord en tant que stratège républicain, puis comme porte-parole du "projet pour le nouveau siècle américain" et maintenant comme conseiller privilégié d'Hillary Clinton. Il y a quelques mois, il a créé la surprise en qualifiant la prise du Capitole de pseudo coup d’État dont D.Trump était accusé d’être l'instigateur et le principal agent. L’opinion de Kagan est à prendre en compte sachant qu’il connaît très bien ce que Curzio Malaparte (6) appelait les techniques d'un coup d'État.

En conclusion, je ne peux résister à l'envie de citer à nouveau Kagan (cf. La Puissance et la Faiblesse), car il met en évidence le véritable fondement de la politique étrangère américaine : « C'est un fait objectif que les Américains ont étendu leur pouvoir et leur influence dans des cercles toujours plus vastes, avant même de fonder leur propre nation indépendante ». Kagan conclut ainsi : « Les États-Unis, en tout cas, continuent et tendent clairement à rester la puissance stratégique dominante en Extrême-Orient et en Europe. La fin de la guerre froide a été perçue par les Américains comme une occasion, non pas de se retirer, mais d'étendre leur influence. D'étendre à l'est, vers la Russie, l'alliance qu'ils dirigeaient. De renforcer leurs relations avec les puissances de l'Extrême-Orient en voie de démocratisation. De promouvoir leurs intérêts dans des régions du monde telles que l'Asie centrale, dont de nombreux Américains ignoraient même l’existence » . Il a publié cela en 2003 et a poursuivi encore plus clairement dans des livres ultérieurs. Le lecteur remarquera qu'il n'y a pas seulement une analyse mais un programme qui, à bien des égards, a été réalisé avec une grande précision.

Notes du traducteur :
(1)     Robert Kagan est un politologue américain, chef de file des néo-conservateurs et cofondateur du think tank Project for the New American Century (PNAC), expert au Carnegie Endowment for International Peace et au German Marshall Fund of the United States, membre du Council on Foreign Relations et éditorialiste pour plusieurs journaux. En 1998, il demande à Bill Clinton de renverser Saddam Hussein pour préserver les intérêts américains dans le Golfe. En 2016 (élection présidentielle), il quitte le parti républicain, critiquant le « fascisme » de Donald Trump, et soutient Hilary Clinton. En 2017, il “dénonce” la politique hégémonique de la Russie et de la Chine assimilées à des « puissances révisionnistes », telles l'Allemagne nazie ou le Japon responsables de la Seconde Guerre mondiale et la mollesse supposée d’Obama devant les Russes et les Chinois. Il est marié avec la belliqueuse Victoria Nuland, secrétaire d'État assistante pour l'Europe et l'Eurasie de 2013 à 2017 et sous-secrétaire d'État pour les Affaires politiques depuis 2021…
(2)     Manuel Sacristán Luzón est d’abord membre de la section jeunesse de l’organisation fasciste Falange Española et de la section culturelle du Sindicato Español Universitario (le syndicat étudiant Falangiste). Lors d’un séjour à Münster (Allemagne) pour ses études, il devient marxiste, puis dirigeant communiste, membre de la direction du Parti socialiste unifié clandestin de Catalogne (PSUC), il a joué un rôle de premier plan dans le mouvement universitaire catalan. En raison de ses idées marxistes, il est expulsé de l'université en 1965. Ce n'est qu'après la mort de Franco (1975) et le rétablissement de la démocratie qu'il est de nouveau réintégré comme enseignant à l’université. Il a traduit plus de 80 œuvres : notamment Karl Marx, Friedrich Engels, Lukács, Galbraith, Marcuse... A sa mort (1985), à l'âge de 59 ans, Manuel Sacristán est l'un des philosophes politiques espagnols les plus éminents du XXe siècle.
(3)     Luciano Canfora est un philologue, historien, essayiste et l'un des grands spécialistes italiens de l’Antiquité. Il est professeur de philologie grecque et latine à l'Université de Bari et directeur scientifique de l'École Supérieure d'Études Historiques de Saint-Marin. Depuis 1975, il dirige la revue Cahiers d’histoire (Quaderni di store). Il est membre de l'Institut Gramsci Fondation et collabore avec Le calendrier du peuple, où il tient une rubrique intitulée Le fère Babeuf. Luciano Canfora est auteur de nombreux ouvrages traduits dans plusieurs pays. Il fut candidat aux élections européennes de 1999 sur la liste du Parti des communistes italiens (PdCI) qui devient le Parti communiste italien (2016).
(4)     Pedro Sánchez est élu secrétaire général du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) en 2014 et tente,  sans succès, de se faire investir président du gouvernement avec le soutien de Ciudadanos (parti centriste libéral). Suite aux défaites du PSOE aux élections de 2016, il est mis en minorité et démissionne du secrétariat général et de son mandat de député afin de ne pas s'abstenir lors du vote de confiance de Mariano Rajoy (Parti populaire - PP - droite néolibérale), alors président du gouvernement. Réélu secrétaire général du PSOE en 2017, il devient président du gouvernement en juin 2018 et est investi en juillet 2019. Pedro Sánchez mène une politique néolibérale conforme à ce que ses maîtres lui ont enseigné. En effet, diplôme d’économie en poche, son premier emploi sera dans une société de conseil fiscal, puis à New York comme consultant. Il quitte les États-Unis en 1997 et s'inscrit à l'université libre de Bruxelles (ULB) pour suivre un master de politique économique de l'Union européenne (UE)…
(5)     hobbesien : conforme à la philosophie de l’anglais Thomas Hobbes (1588-1679), qui défend le penchant naturel de l'être humain pour son intérêt individuel (L’Homme est un loup pour l’Homme).
(6)     Curzio Malaparte (Curt Erich Suckert)1898-1957, est un écrivain, cinéaste, journaliste, correspondant de guerre et diplomate italien surtout connu pour deux ouvrages majeurs : Kaputt et La Peau. Dès 1914, à 16 ans, Il s'engage comme volontaire dans l'armée française où il est gazé lors de la bataille du Chemin des Dames, et est décoré de la Croix de guerre avec palme. Il adhère au parti national fasciste (Partito Nazionale Fascista -PNF) italien en 1922, interprétant le fascisme comme un syndicalisme politique. Il fonde et dirige la revue La conquête de l’État, qui incite Mussolini au durcissement vers la dictature, fait partie des signataires du « Manifeste des intellectuels fascistes » et devient pour un temps un théoricien du fascisme. Il fonde (1926) la revue 900 (cahiers d'Europe et d'Italie), revue intellectuelle et d'avant-garde à laquelle collaborent Pablo Picasso, James Joyce ou des dadaïstes comme Philippe Soupault. Il change son état civil en 1925 pour Curzio Malaparte et ses papiers d'identité ne feront plus mention de Curt Suckert. Se réclamant du fascisme révolutionnaire de 1919, il dénonce les dérives réactionnaires de Mussolini, réprouve l’embourgeoisement du régime, la signature des Accords du Latran avec le Saint-Siège et moque le caractère égocentrique de Mussolini. Dans son livre Technique du coup d'État (1931), utilisé par la campagne électorale socialiste contre Hitler, il dénonce la montée au pouvoir de celui-ci. Malaparte est exclu du PNF en 1933 pour « activités antifascistes à l'étranger ». En 1941, avec Le soleil est aveugle, il condamne à nouveau le régime de Mussolini en condamnant l'agression italienne contre la France. Il rompt définitivement avec le fascisme et ne retournera en Italie qu'à la chute de Musolini . Il participe aux combats pour la libération de son pays au sein de la division de partisans Potente. À partir de 1945, Malaparte tente de se rapprocher du Parti communiste. Il effectue une demande d'adhésion qui est refusée par le parti. Il meurt d'un cancer après un voyage en Chine communiste en 1957. Sur son lit d'hôpital, il réitère sa demande d'adhésion au Parti communiste qui est, cette fois, acceptée par Palmiro Togliatti, l'un des fondateurs et dirigeant du Parti communiste italien…