Le 19-04-2016
Les efforts de la Grèce pour se sortir de la crise qui l’étrangle ressemblent au combat de David contre Goliath. Hélas, contrairement à la légende, c’est Goliath qui a triomphé. Les élections législatives anticipées qui se sont tenues en Grèce le 20 septembre 2015 ont fait apparaître la morosité, le découragement, le fatalisme, le désenchantement, l’ennui, l’apathie, la lassitude, la résignation d’une grande partie de la population. Telles étaient les expressions qui revenaient le plus souvent chez les commentateurs. C’est le « parti » de l’abstention qui était arrivé en tête avec 43,5%, particulièrement chez les jeunes et les classes populaires. C’était le niveau le plus élevé depuis la fin de la dictature en 1974. Elle n’était que de 36% lors des législatives de janvier 2015 quand Syriza rassemblait davantage de voix que l’abstention, ce qui n’était plus le cas en septembre de la même année. Il est vrai que les Grecs avaient de nombreuses raisons d’être déçus et démobilisés par la capitulation du Premier ministre Tsipras. Son parti, Syriza, la droite, les centristes et les socialistes s’étaient engagés à appliquer le même programme...
Victoire des partis pro-mémorandum désormais hégémoniques
Ils rassemblaient 81,1% de l’électorat qui s’était exprimé et 267 sièges sur 300 au Parlement : Syriza (Coalition de la gauche radicale, 35,5%, 145 sièges dont 50 de prime) ; Nouvelle démocratie (droite, 28,1%, 75 sièges) ; Pasok (socialistes, 6,3%, 17 sièges) ; To Potami (centristes, 4,1%, 11 sièges) ; Grecs indépendants (souverainistes, 3,7%, 10 sièges) ; Union des centristes (3,4%, 9 sièges). Quant aux partis anti-mémorandum, ils ne rassemblaient que 17,2% et 33 sièges au Parlement, ceux du parti néo-fasciste Aube dorée (7,0%, 18 sièges) et ceux du Parti communiste (5,6%, 15 sièges). Jamais une telle majorité de soutien à l’austérité n’avait été réunie au Parlement. Les Grecs qui avaient voté avaient donné le pouvoir aux partis favorables au 3e mémorandum, après qu’il ait été rejeté à 62% lors du référendum du 5 juillet 2015. La seule opposition au Parlement venait du Parti communiste et d’Aube dorée. Deux partis de la gauche radicale obtenaient 4,6% sans avoir de parlementaires : Unité populaire (scission de Syriza, 2,9%) et Antarsya (0,9%). EPAM (Front uni du peuple), obtenait de son côté 0,8%.
Le débat en Grèce ne porte donc plus sur l’acceptation ou non du mémorandum et de l’austérité, mais sur la meilleure manière de les mettre en œuvre. Autant, jusqu’à présent, il était facile pour Syriza de dénoncer le « chantage » de la Troïka et sa volonté d’humilier la Grèce, autant le deuxième gouvernement Tsipras était maintenant lié par son allégeance au mémorandum et ne pourrait plus utiliser cet argument.
Alexis Tsipras, en effet, avait mis au panier le programme de Syriza (dit de Thessalonique) qui comportait quatre piliers : faire face à la crise humanitaire ; redémarrer l’économie ; rétablir les relations de travail ; restructurer l’État de façon démocratique. Il l’avait remplacé par le 3e mémorandum qui prévoyait notamment que les retraites principales et complémentaires baisseraient de 2% et 6%. Les Grecs payeront très cher le recul social et démocratique fondamental qui s’annonçait et connaîtront de nouvelles années de souffrances pendant au moins une génération s’ils n’annulent pas la dette publique et restent dans l’euro.
Certes, les partisans de la Troïka se réjouissaient qu’au deuxième trimestre 2015 la croissance du PIB avait augmenté de +0,9% par rapport au trimestre précédent. C’était le meilleur score de la zone euro ! Ils y voyaient les premiers résultats de leur politique d’austérité. C’était inexact car cette progression avait été provoquée d’abord par le tourisme. Beaucoup d’Européens, et de Français en particulier, avaient voulu témoigner de leur solidarité avec les Grecs en se rendant dans leur pays. Par ailleurs, paradoxalement, les retraits de liquidités déposées dans les banques avaient stimulé la consommation et provoqué un « effet de richesse ». C’était la preuve, une nouvelle fois, que la relance économique et sociale passe par la consommation (sous certaines conditions). Pour éviter que celle-ci n’alimente les importations, il faut l’accompagner de mesures protectionnistes. Cependant, avec le 3e mémorandum, la récession va reprendre très vite. Les 4 millions d’actifs seulement payant impôts et charges pour 2,5 millions de retraités et 1,5 million de chômeurs seront nettement insuffisants. En outre, l’importation de 85% de la consommation rend le modèle économique actuel de la Grèce non viable structurellement.
Les commentaires satisfaits des oligarques européens après les élections grecques confirmaient leur soutien à Alexis Tsipras.
Aucun d’entre eux, d’ailleurs, contrairement aux précédents scrutins, n’était intervenu pendant la campagne électorale pour donner des recommandations de vote, si ce n’est une invitation voilée à voter Syriza. Jeroen Dijsselbloem, président de l’Eurogroupe, se déclarait « prêt à travailler étroitement avec les autorités grecques et à continuer à accompagner la Grèce dans ses efforts de réformes ambitieuses. » Martin Schultz, le président du Parlement européen, affirmait que « un gouvernement solide, prêt à obtenir des résultats, est nécessaire rapidement. » Il appelait par ailleurs Alexis Tsipras à « rejoindre la famille sociale-démocrate à laquelle idéologiquement il appartient ». Pour François Hollande, c’était « un succès important pour Syriza et pour la Grèce qui va permettre au pays de connaître une période de stabilité. C’est un message important pour la gauche européenne qui, avec ce résultat, confirme que son avenir est dans l’affirmation de valeurs de principe, le progrès, la croissance mais aussi le réalisme. »
Ces déclarations se passent de commentaires sur les craintes que Tsipras inspire aux oligarques.
Victoire du chantage et des manipulations
Parmi les manipulations qui caractérisent la vie politique grecque, outre celles des grands médias, il y a le scandale des sondages. Grands médias et instituts de sondage sont infectés par la corruption et le clientélisme. C’est ainsi que cinq jours avant le scrutin, des instituts donnaient Syriza à 28% et ND à 24%, ou ND à 30% et Syriza à 29,5% ! Les mêmes manipulations ont concerné le parti néo-nazi Aube dorée, systématiquement gonflé dans les sondages. La peur ainsi fabriquée permettait aux grands partis d’utiliser cet épouvantail pour faire diversion et passer les mesures impopulaires. Le score stable d’Aube dorée montrait que la baudruche s’était dégonflée. Toutes les craintes qui avaient suscité de nombreux débats sur la progression d’Aube dorée s’étaient avérées sans fondements. Il n’y avait pas vraiment de progression de ce parti, il possédait une base électorale stable d’environ 5 % de la population.
Le plus grave n’était pourtant pas là. Il était dans la révélation que la menace proférée par la Banque centrale européenne (BCE) et l’Allemagne de sortir la Grèce de l’euro n’était qu’une machination.
Nous le savons avec certitude car le 16 septembre 2015, le vice-président de la BCE, le portugais Vitor Constâncio, dans une interview à Reuters (il est possible de la consulter sur le site de la BCE), déclarait que la menace de la sortie de l’euro « n’a jamais été lancée pour de vrai parce que ce ne serait pas légal [...] Il n’y a jamais eu de doutes pour la majorité des pays membres, nous maintenons que l’euro est irréversible [...] il faut supprimer les doutes qui demeurent sur la viabilité du bloc monétaire. » Cette menace avait été préalablement agitée par Wolfgang Schäuble, le ministre allemand, et par Benoît Cœuré, le Français membre du directoire de la BCE. Ce dernier, le 30 juin 2015, à quelques jours du référendum grec du 5 juillet, affirmait que « la sortie de la Grèce de la zone euro, qui était un objet théorique, ne peut malheureusement plus être exclue. » Le 11 juillet, Wolfgang Schäuble remettait une couche et présentait son « plan d’exclusion temporaire » de 5 ans de la Grèce. Le but était de faire peur aux dirigeants de Syriza. C’est ce qui avait notamment conduit Tsipras à signer l’accord honteux du 13 juillet 2015 débouchant sur sa signature du 3e mémorandum le 19 août. Il s’était fait rouler dans la farine, les oligarques européens jubilaient. Ils avaient compris que le point faible de Syriza était la peur panique de la sortie de l’euro, un dossier que Tsipras maîtrisait mal, faisant preuve d’une rare incompétence et d’un amateurisme surprenant à ce niveau de responsabilité. Ce parti et ses dirigeants passaient leur temps à jurer qu’ils voulaient rester dans l’euro, car autrement ce serait la « catastrophe » pour la Grèce. Les oligarques n’avaient plus qu’à appuyer sur la menace de la sortie de l’euro pour obtenir tout ce qu’ils voulaient de Tsipras. Tout ceci a très bien fonctionné comme en témoignaient les commentaires des citoyens grecs interrogés par les médias, que l’on peut résumer par ceci : « Face à la menace de la sortie de l’euro, Alexis Tsipras a choisi la voie la plus réaliste pour éviter davantage d’ennuis aux Grecs ».
Ces révélations confirmaient que Tsipras avait le choix, et que le « revolver sur la tempe » qui l’avait prétendument obligé à signer le 3e mémorandum n’était qu’un jouet en plastique, un pistolet à eau. C’était une farce, les oligarques européens en ont bien ri. Si Tsipras avait résisté, le rapport de forces s’inversait instantanément. Il fallait prendre Schäuble au mot et engager le processus de sortie de l’euro, le bâton serait passé du côté des Grecs.
La BCE a fait du chantage sur un État souverain, déjà pratiqué en Irlande en 2010 et à Chypre en 2013. Elle fait de la politique, elle n’a rien d’indépendante, elle a joué un rôle décisif dans la victoire des partis pro-mémorandum.
Victoire du double langage
Les élections grecques marquent une profonde mutation du parti Syriza et de son leader Alexis Tsipras. D’un parti de lutte contre le système, il est devenu un parti de gestion du système et du double langage.
C’est d’abord ce qui frappe lorsqu’on tente de faire le bilan du gouvernement Tsipras. Très peu de choses ont été réalisées pendant ces sept mois, on peut même parler de bilan calamiteux. Certes quelques mesures favorables à la population ont néanmoins été prises comme la loi pauvreté de mars 2015. Elle a permis aux familles les plus pauvres d’obtenir une allocation mensuelle de 120 euros sous forme de bons d’achats de denrées de base et de médicaments. Entre 2 et 2,5 millions de personnes en ont bénéficié pour un coût estimé à 3 milliards d’euros par an, dont 1,2 donnés par l’UE sur deux ans. En outre, le rétablissement de l’électricité et de l’eau courante chez les plus pauvres jusqu’à 300 kWh d’électricité gratuite a été décidé jusqu’à la fin de l’année 2015. La réouverture de la télé publique ERT, en rétablissant un certain pluralisme de l’information, a aussi permis de réembaucher les 2.600 salariés. La réintégration de 5.000 fonctionnaires qui avaient été licenciés est effective.
Cela étant, rien n’a été entrepris pour changer l’économie et les institutions en profondeur, organiser la séparation de l’Église et de l’État. La corruption, notamment de la Justice, n’a pas été éradiquée, le système fiscal a été laissé globalement en l’état. À la rentrée scolaire 2015 certaines classes n’avaient pu ouvrir faute d’enseignants. En cinq ans, 11.000 personnes étaient parties à la retraite dans l’enseignement public, et seules 272 embauches avaient été effectuées. Le nouveau mémorandum, comme les deux précédents, n’autorisait pas, en effet, la création d’emplois dans la fonction publique. Tsipras avait pourtant promis la création de 7.000 postes...
Syriza se présente désormais comme une force morale, mettant au second plan les questions économiques, sociales, institutionnelles et culturelles.
Elle devient un parti humanitaire, maniant la langue de coton, tenant un discours compassionnel qui dépolitise la population. Elle veut ainsi « humaniser » la mise en œuvre du mémorandum et « neutraliser » ses mesures néolibérales. C’est un gouvernement de soins palliatifs qui considère qu’il n’y a plus rien à faire, sauf apaiser le malade pour qu’il parte dans la dignité.
Appliquant une politique d’austérité alors qu’il s’était engagé à faire le contraire, Tsipras en vient à bâtir sa posture sur un double langage généralisé et permanent. D’un côté il dénonce l’austérité et annonce la création d’ « un gouvernement de combat, prêt à mener des batailles pour défendre les droits de notre peuple », et d’un autre côté il applique le 3e mémorandum d’austérité et promet « d’honorer les engagements de cet accord le plus tôt possible. »
D’un côté, dans son nouveau programme, Syriza parlait de « défense du régime des pensions, défense des salariés du public et du privé, aide accrue aux travailleurs indépendants, lutte contre l’évasion fiscale, système d’imposition plus efficace, défense du patrimoine public. » Et d’un autre côté, il reprenait dans son gouvernement l’homme qui dit oui : Euclide Tsakalotos, ancien ministre des Finances qui a négocié le mémorandum. Interviewé par Les Échos (18 et 19 septembre 2015), ce dernier affirme : « il y a des choses sur lesquelles on peut encore se battre : le retour des négociations collectives, la forme que prendra le nouveau Fonds de privatisations et d’investissements ou la réduction de la dette. Sur tous ces sujets nous serons mieux placés que la droite pour négocier dans l’intérêt des salariés. » Ce manque d’ambition ressemble à l’attitude de l’esclave qui implore son maître pour qu’il allège le poids de ses chaînes, et qui oublie d’agir pour l’abolition de l’esclavage lui-même.
En janvier 2015 Syriza était un parti tourné vers le combat social. En 2016 c’est un parti tourné vers le pouvoir. En janvier 2015, les Grecs avaient fait un vote idéologique pour le parti Syriza, alors qu’en septembre de la même année ils votaient Tsipras qui était devenu un bonapartiste de gauche. Discours de gauche, action de droite. Il tient un discours émotionnel destiné aux classes populaires pour apparaître comme le seul capable de gérer le moins mal la situation car il est « honnête » et « hors du vieux système ». Parallèlement, l’action gouvernementale d’étranglement des classes populaires se poursuit implacablement. Comme l’ordre du jour du Parlement a été défini dans le mémorandum, il n’y a strictement aucune marge de manœuvre pour le gouvernement. En fait la vraie raison des élections était de « nettoyer » le parti de son aile gauche et d’en faire son instrument. C’est fait. Il a obtenu le résultat qu’il souhaitait, c’est une victoire incontestable pour lui et pour l’oligarchie européenne.
Peu avant le scrutin, le débat télévisé entre Alexis Tsipras et Evangelos Meimarakis, pour Nouvelle droite, avait été le révélateur de cette dérive.
Les deux acteurs avaient pour but de créer une « polarisation », c’est-à-dire réactiver un clivage gauche-droite devenu inexistant. Leur opposition était parfaitement artificielle, car les deux dirigeants voulaient mettre en œuvre le mémorandum, ils étaient d’accord sur l’essentiel. Ils avaient aussi juré tous les deux de tout faire pour l’appliquer au mieux. Les créanciers pouvaient être tranquilles. Finalement c’est facile de manipuler la gauche « radicale » : il suffit d’agiter sous son nez la verroterie de la sortie de l’euro pour lui faire faire tout ce que l’on veut.
Les oligarques européens triomphaient. Selon Le Figaro (19 et 20 septembre 2015), « la grande bourgeoisie et les hommes d’affaires, comme le confie un armateur, préfèreraient cependant que Tsipras, converti à l’euro, se charge d’appliquer le plan européen qu’il a signé. » Le journal faisait parler cet armateur : « Tsipras va poursuivre son chemin vers la social-démocratie. » Tsipras, mieux que ND et le Pasok !
L’éclatement probable et souhaitable de la gauche dite « radicale »
La victoire de Tsipras va accélérer le mouvement de décomposition de la gauche « radicale » européenne, largement entamé. Celle-ci, se réclamant de celui-là, se trouve entraînée dans l’acceptation de l’exercice du pouvoir pour le pouvoir, puisque la politique menée par Syriza est celle de l’austérité. Alexis Tsipras l’a préféré à la sortie de l’euro. C’est donc la preuve qu’il n’y a pas de troisième voie possible entre les proclamations enflammées sur le refus du « chantage » de Bruxelles et sa politique du « révolver sur la tempe », et le maintien dans l’euro. Impossible, désormais, pour la gauche « radicale », d’appeler à la lutte contre l’austérité ou pour une « autre Europe », car le mauvais exemple grec ôte toute crédibilité à ce slogan. Tsipras est apparu comme le candidat « there is no alternative », inventant le thatchérisme de gauche. Il n’y avait guère que Pierre Laurent, secrétaire national du PCF, pour considérer que « la victoire de Syriza est un sérieux atout pour toutes les forces progressistes d’Europe. » Plus vite la gauche « radicale » se décomposera, plus vite elle pourra se recomposer et apporter sa pierre au Front de libération nationale et sociale qui doit se mettre en place pour la démondialisation, et donc pour la sortie de l’Otan, de l’euro et de l’Union européenne.
Certains défenseurs de l’euro disent que l’Unité populaire a échoué d’entrer au Parlement parce que sa campagne sur la sortie de l’euro aurait effrayé les Grecs. Pas du tout. Unité populaire a tenu un discours contradictoire qui a brouillé son message. Certains expliquaient qu’il fallait sortir de l’euro, tandis que d’autres défendaient le maintien de la Grèce dans la zone euro. C’était le cas des personnalités les plus connues comme l’ancien ministre des Finances Yanis Varoufakis, Manolis Glézos le héros de la Résistance et l’ancienne présidente du Parlement Zoé Konstantopoulou. Cette dernière, qui n’a pas été réélue, faisait partie des initiateurs d’un appel pour un « plan B ». C’est que la défaite n’a pas été assez cuisante pour la « gauche radicale » là-bas et ici. La discussion avec l’UE et ses institutions, l’illusion de son amélioration de l’intérieur a été la ligne politique suivie par Tsipras. Il est inconcevable que cet échec programmé n’ait toujours pas décillé les yeux de la gauche radicale de salon. Il n’y a qu’un seul plan à élaborer, sans alternative B ou C, et ce plan commence par la sortie de l’euro et de l’UE par des mesures unilatérales. C’est là la clé de voute d’un projet émancipateur des peuples d’Europe.
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