Nationalisations : quels objectifs ?

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Avant la Seconde Guerre mondiale, non seulement les politiques libérales fondées sur l’initiative privée ne se sont pas montrées capables d’enrayer le chômage, les gaspillages et les spéculations, mais elles les ont provoqués. Les économies ont été balayées par la crise. Pendant la guerre, le grand patronat, dans son immense majorité, a collaboré avec l’ennemi, comme la plupart des organes de presse et une partie significative de la haute fonction publique. Après-guerre, il fallait reconstruire la Nation. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, il fallait faire face à la crise. Dans ces trois cas, la nationalisation aurait pu être l’instrument le plus efficace si elle n’avait pas été largement vidée de sa substance.
 

Pourquoi les nationalisations ?

Pour répondre à cette question il faut s’appuyer sur les raisons invoquées par ceux qui les ont décidées et mises en œuvre au moment du Front populaire en 1936-1937, après la Libération en 1945-1948, et en 1982.
Ce qui est frappant pour les historiens quand ils étudient les textes des syndicats et partis de gauche de 1918 à nos jours, c’est qu’aucun des arguments de ces organisations ne fait appel à une conception économique et sociale d’ensemble à l’intérieur de laquelle les nationalisations seraient le ferment d’un socialisme en marche. Elles insistent au contraire sur l’idée que les nationalisations ne sont pas le socialisme, sans pour autant définir le socialisme... Il y a un flou permanent sur les motivations des nationalisations, leur rôle dans l’économie et leur gestion.
Les nationalisations du Front populaire (1936-1937)
L’expérience du Front populaire montre que pour les acteurs de cette époque, les nationalisations n’ont pas été d’abord une mesure économique ou sociale mais politique. C’était une arme contre « l'ennemi de classe », c’était lui retirer ce qui faisait son pouvoir économique et financier, on parle alors de « lutte contre les trusts ». Il s’agit d’atteindre le fondement même de la puissance d’un adversaire politique à abattre que sont les grands milieux d’affaires, les « deux cents familles », le « mur de l’argent ». C’est le cas, particulièrement, de l’industrie de l’armement.
 
Les nationalisations de la Libération (1944-1948)

À la Libération, c’est le programme du Conseil national de la Résistance qui est appliqué.
 
Il y est question du « retour à la nation de tous les grands moyens de productions monopolisées, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d'assurance et des grandes banques ».

Quatre raisons majeures expliquaient ce choix :
•    la sanction pour collaboration ;
•    la mise en place d'une « démocratie économique et sociale » ;
•    la rationalisation de l'économie ;
•    l'urgence de la reconstruction.
Il ne s’agissait pas seulement d’un changement de propriété, mais de donner à la Nation davantage de pouvoirs sur des secteurs économiques jugés décisifs, tout en améliorant la condition ouvrière. La nationalisation devait permettre une politique sociale, la participation des travailleurs à la gestion et le contrôle du crédit.
 
Les nationalisations en 1982
 
La nationalisation du secteur bancaire et financier est faite dans l’objectif de constituer un « service public du crédit ». Concernant l’industrie et les services, il s’agit de « donner à la France ce surcroît de dynamisme qui jusqu’à présent lui a fait défaut, de constituer le fer de lance d’une grande politique industrielle » (Pierre Mauroy, Premier ministre). Le Président Mitterrand ajoute : « Je fais par les nationalisations ce que de Gaulle a fait en matière de stratégie nucléaire. Je dote la France de la force de frappe économique ».
Ces nationalisations ont concerné des secteurs stratégiques n’étant pas en difficulté, sauf la sidérurgie. Cependant, à l’époque, les secteurs de l’agro-alimentaire et de la grande distribution n’étaient pas considérés comme stratégique et n’ont pas été nationalisés. Si les propos de Pierre Mauroy et François Mitterrand ne peuvent que susciter notre approbation, ils n’ont été qu’un double langage, la réalité étant à l’opposé de ces déclarations.
 
1936, 1944, 1982 : un bilan contrasté
 
Un grand nombre de nationalisations effectuées en 1936-1937, 1944-1948 et en 1982, notamment celles de services publics, ont parfaitement rempli leur mission d’intérêt général. Nous pensons ici à des entreprises comme la SNCF, EDF-GDF, Air-France, Aérospatiale…
Cependant, il faut reconnaître que les nationalisations de la période 1981-1982 constituent généralement un exemple à ne pas suivre. Elles ont été en réalité des étatisations dont l’orientation était fixée par les représentants de Bercy (les hauts fonctionnaires du ministère des Finances imbibés de néolibéralisme) et non par les responsables politiques représentant la Nation. Les stratégies des groupes nationalisés sont restées les mêmes qu’au temps où ils étaient privés, la gestion n’a pas changé, les consommateurs et les travailleurs de ces entreprises n’ont généralement pas vu la différence. Il ne faut pas s’étonner, dès lors, de leur échec relatif et parfois de leur mauvaise image. La cause de cette situation, pourtant, ne tient pas à la nature des entreprises publiques, mais à la volonté idéologique des néolibéraux de faire passer au privé des affaires juteuses pour les remettre au marché. C’est ainsi que les Établissements public industriel et commerciaux (EPIC), forme juridique traditionnelle des entreprises nationales, ont été harcelés de différentes façons pour les transformer en sociétés anonymes, jugées plus souples pour réaliser le profit privé. C’est même le modèle qui a été retenu pour la privatisation du secteur public. Le ralentissement de la croissance économique, et donc la diminution des sources de profits, a rendu les opérateurs des marchés assoiffés de récupérer les EPIC. Petit à petit la stratégie et la gestion des entreprises publiques, par volonté politique, s’est alignée sur les normes marchandes du secteur privé, éliminant la spécificité des entreprises nationales et les banalisant.
C’est en tenant compte de l’ensemble de ces éléments que nous sommes en mesure de fixer des objectifs systémiques aux entreprises nationales.
 
Les objectifs que nous fixons aux nationalisations

Ces objectifs sont à la fois sociaux, économiques, environnementaux, politiques, financiers et démocratiques.
 
Des objectifs sociaux

Les nationalisations, sur le plan social, ont pour objectif de produire, pour toute la population, des biens et services correspondant à ses besoins, abordables et de qualité, et à offrir aux salariés des entreprises nationales un modèle social exemplaire devant s’étendre à toute la société.
Ces entreprises étant nationales, leur but est d’être au service de la Nation et en premier lieu de la défense des consommateurs, de ceux qui achètent les biens et services produits par les entreprises nationales. Elles empêcheront les groupes privés en position dominante de les rançonner soit par des augmentations de prix injustifiées, soit par une détérioration plus ou moins volontaire de la qualité ou du service après-vente. Pour ne prendre qu’un exemple, les prix des abonnements téléphoniques baisseront alors que la privatisation de France-Télécom et la déréglementation du secteur ont contribué à rendre payants de nombreux services alors qu’ils étaient gratuits auparavant sous le service public. la péréquation tarifaire a disparu. Seuls les segments rentables font l’objet d’une privatisation en vue d’un profit maximal. Les prix seront désormais fixés en accord avec le ministère du Plan et contrôlés par les services de l’État. La qualité et l’origine des produits, la lutte contre l’obsolescence programmée, seront au cœur du processus de production. La délibération publique avec les consommateurs sera permanente afin d’adapter les biens et services à leurs attentes.
Quant aux salariés des entreprises nationales, ils ne travailleront plus pour le profit privé d’actionnaires cupides, source de démotivation, mais pour l’intérêt de la communauté nationale. Un « Statut général des entreprises publiques » (projet de loi du 31 décembre 1948 qui n’a pas eu de suite), reprenant le projet de la Libération, sera mis au point. Son but sera d’harmoniser les structures juridiques des entreprises nationales, leur gestion, leur financement, les relations avec l’État et le ministère du Plan, les relations avec les collectivités territoriales, de créer un modèle social exemplaire pour les salariés de ces entreprises, ayant vocation à converger avec celui des fonctionnaires régis par le Statut général des fonctionnaires et donc les salariés du secteur privé régis par le Code du travail. Il traitera de l’implication des salariés dans la gestion de ces entreprises, de l’emploi, des salaires, etc. (voir le détail plus loin).

 
Des objectifs économiques et environnementaux

Les objectifs économiques et environnementaux des nationalisations visent à engager la transformation des modes de productions pour préserver l’environnement et les éco-systèmes dans chaque entreprise nationale. Celle-ci, par l’ampleur de la tâche à accomplir, peut être comparée à la reconstruction de l’après-guerre. En 1944, l’urgence de la reconstruction figurait dans les objectifs du programme du CNR. Aujourd’hui, bien évidemment dans des conditions différentes, c’est un motif essentiel justifiant les nationalisations. Il faut reconstruire beaucoup de banlieues, d’innombrables territoires ruraux, les services publics, la protection sociale, la façon de produire…
Les entreprises nationales agiront sur un plan interne et externe pour amorcer transformation des modes de productions pour préserver l’environnement et les éco-systèmes.
Sur le plan interne, les entreprises nationales lanceront la transformation des modes de productions pour préserver l’environnement et les éco-systèmes dans leur propre périmètre. Tous les sites industriels de ces groupes seront concernés.

Leur action visera à :
•    Contribuer à l’aménagement du territoire et créer des emplois dans les centres-villes, les banlieues, les zones rurales.
•    Réindustrialiser la France ; en 1985, les entreprises publiques représentaient 23% de la valeur ajoutée en France, contre 5,7% en 2012.
•    Développer des liens équitables avec les sous-traitants, particulièrement à l’échelle territoriale.
 
•    Relocaliser en France les activées précédemment délocalisées par ces entreprises lorsqu’elles étaient privées.
 
•    Organiser des réseaux locaux de PME, commerçants et artisans qui auront le grain à moudre qui leur manque.
Sur le plan externe, les entreprises nationales auront un impact global sur la transformation des modes de productions pour préserver l’environnement et les éco-systèmes.
 
Cela se traduira par :
•    Transformer et redresser l’économie française.
•    Acheter et produire français.
•    Remédier aux défaillances de l’investissement privé.
•    « Rationaliser l’économie » par le lien entre les entreprises nationales et la mise en place d’un ministère du Plan.
•    Avoir un effet d’entraînement sur l’ensemble de l’économie.  
•    Renforcer les industries-clés.
•    Investir dans la recherche et l’innovation.
•    Accroître le patrimoine public qui se conjuguera avec une meilleure répartition des richesses.
•    Protéger l’intérêt national dans les domaines jugés stratégiques.
•    Démarchandiser.
•    Inverser la logique néolibérale de l’offre pour construire une logique de la demande.  
•    Remettre l’économie sur ses pieds : les besoins humains.
 

Des objectifs politiques

Les objectifs politiques des nationalisations visent à affaiblir les classes dominantes et les immenses conglomérats financiers, médiatiques, de services et industriels qu’elles se sont constitués. Comment faire pour « mettre l’économie au service de l’homme » si les choix économiques ne résultent que d’une seule logique : celle des intérêts des plus puissants ? Qui possède, décide ! En privant les classes dominantes d’une partie de leurs revenus, de leurs pouvoirs, de leur prestige et de leurs moyens, le rapport de forces deviendra plus favorable aux classes dominées, au peuple.
 
Pourquoi des responsables politiques, syndicaux et de mouvements de résistance aussi divers, des gaullistes aux communistes en passant par des royalistes et des socialistes, ont-ils adopté unanimement le programme du CNR ? Et particulièrement sur la solution des nationalisations ? Parce que pendant les années 30 la plupart des actionnaires et des dirigeants des grandes entreprises ont financé la presse antisémite qui soutenait en outre la thèse « plutôt Hitler que le Front populaire ». Pendant la Seconde Guerre mondiale, les mêmes ont collaboré avec l’ennemi. C’est pourquoi, à la Libération, il n’était venu à l’idée de personne de confier aux marchés et à ceux qui avaient trahi le soin de reconstruire le pays. Aujourd’hui, le comportement des gros actionnaires et des hauts dirigeants des grandes entreprises a contribué à réduire l’emploi, délocaliser les activités productives, préférer les placements spéculatifs aux investissements utiles, dégrader l’environnement, affaiblir la Nation… On ne peut plus les laisser diriger l’économie du pays, ils nous conduisent au précipice. C’est pourquoi les grandes entreprises industrielles et de services d’aujourd’hui, détenues par ces « grandes féodalités » qu’est l’oligarchie actuelle, doivent retourner à la Nation pour celles qui ont été privatisées, ou être transférées à la Nation pour celles qui méritent de l’être compte tenu de leur intérêt stratégique. C’est abattre le nouveau « mur de l’argent » et affaiblir le capitalisme.
La nationalisation-sanction pour collaboration avec l’ennemi, comme ce fut le cas avec les usines Renault au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ne peut être reconduite dans les mêmes termes à notre époque. Toutefois, les hauts dirigeants et gros actionnaires de beaucoup des grandes entreprises peuvent être accusés de trahison et de collaboration avec les marchés financiers pour avoir bradé le territoire national et jeté des millions de personnes au chômage et dans la précarité. De nouveaux motifs existent ainsi aujourd’hui, justifiant des nationalisations-sanctions. Le Parti de la démondialisation les regroupe dans une nouvelle catégorie, le crime social, c’est-à-dire un crime contre la société, qui concerne l’ensemble des atteintes à l’intérêt général. Il regroupe crime de discrimination, crime environnemental, crime économique, crime financier. Ces « crimes », passibles de la Cour d’assises pour les gros actionnaires et hauts dirigeants et de la saisie des actifs des entreprises concernées, seront introduits dans le droit français. Seront coupables de crime social au sens de cette définition les gros actionnaires et hauts dirigeants des entreprises et les entreprises elles-mêmes reconnues telles par la Justice. En matière sociale, il s’agira d’inégalités entre hommes et femmes, notamment pour les salaires, discriminations à l’embauche, atteintes aux libertés syndicales, mauvaises conditions de travail… En matière environnementale, il s’agira des effets de la production sur l’environnement. En matière économique, il s’agira par exemple d’ententes illicites pour frauder le fisc, maintenir des prix élevés, geler les parts de marché… En matière financière, il s’agira notamment de l’usage de paradis fiscaux, du versement de dividendes obscènes… Les dirigeants seront exposés à des poursuites pénales, les entreprises pourront être réquisitionnées et transférées à la Nation.
Bien sûr, la situation au début du XXIe siècle n’est pas comparable à celle des années 1930 et 1940. Il n’y a pas de répression sur le territoire comme la pratiquait la Gestapo et la Milice. Cependant, la situation d’aujourd’hui est dramatique, dans un pays comme la France, sur le plan économique, social, environnemental, politique, moral, et justifie pleinement ces mesures. L’élimination d’une partie du capitalisme de la propriété et de la gestion d’un grand nombre d’entreprises est une œuvre de salubrité publique. Toutefois, cela ne signifie en aucun cas l’instauration d’un capitalisme d’État par la substitution d’un capitalisme à un autre.
Le capitalisme d’État est défini comme la propriété des grands moyens de production et d’échange par l’État et non par la nation, et une orientation stratégique de la production fondée sur les critères habituels du capitalisme : recherche du profit de court terme, exploitation de la main-d’œuvre, mépris de la nature, libre-échange, principe de concurrence libre et non faussée…

Des objectifs financiers

Les objectifs financiers des nationalisations visent à protéger les entreprises des marchés financiers, affaiblir les marchés financiers et augmenter les ressources budgétaires de l’État.
 
Protéger les entreprises des marchés financiers en :
•    bloquant la mondialisation financière du capital des entreprises qui risquent d’échapper au contrôle de la Nation ;
•    interdisant les licenciements boursiers.
 
Affaiblir les marchés financiers en :
•    diminuant le poids des investisseurs institutionnels (fonds de pension, fonds mutuels…) ;
•    réduisant la taille des marchés financiers, particulièrement le marché des actions et des obligations publiques, jusqu’à leur disparition sous cette forme. Il est parfaitement possible d’imaginer un actionnariat diversifié, sans que les actions s’échangent sur le marché boursier et fassent l’objet d’opérations spéculatives permanentes ;
•    sortant toutes les entreprises nationalisées de la Bourse (elles seront des EPIC).
 
Augmenter les ressources budgétaires de l’État en :
•    récupérant l’argent des dividendes ;
•    réorganisant le financement de l’économie.

Des objectifs démocratiques

Les objectifs démocratiques des nationalisations visent tout à la fois à empêcher la constitution d’énormes intérêts privés disposant de moyens tels qu’ils pourraient prétendre diriger le pays et faire la loi à la place des représentants du peuple, et à réinsérer la grande entreprise dans la société et la démocratie. Tout groupe et toute firme occupant une position déterminante dans une industrie donnée est passible de nationalisation.
La « démocratie économique et sociale » voulue par le CNR reste plus que jamais nécessaire de nos jours. Les entreprises nationales joueront un rôle décisif pour réencastrer l’économie dans la société et la démocratie. Les salariés des groupes nationalisés, leurs consommateurs, leurs sous-traitants, les territoires sur lesquels ils sont installés seront associés pour définir les produits et la manière écologique de les fabriquer, leurs composants, l’étiquetage, les contrôles de qualité, les conséquences sur l’environnement, les coopérations avec le tissu économique local, les coopérations internationales…
 
Les nationalisations auront des conséquences bénéfiques : un changement de stratégie de l’entreprise ou du groupe, son intégration au Plan national et régional, une modification des structures et du personnel de direction, des droits nouveaux accordés aux salariés de l’entreprise et à leurs syndicats…
 
Les citoyens doivent pouvoir choisir les domaines de l’économie qu’ils veulent s’approprier et qu’ils veulent assumer en gestion directe (financement et stratégie) sans passer par le marché. Ils ne doivent laisser au secteur privé que les activités qu’ils ne jugent pas importantes pour l’exercice de leur souveraineté et pour la satisfaction des besoins collectifs et individuels de base. On peut considérer que la loi suffit à orienter et contrôler ces activités secondaires sans qu’il soit nécessaire de passer par une nationalisation.

Cet article est le premier de notre nouvelle série Nationalisations / Privatisations. Ne manquez pas les autres épisodes : tout sur les privatisations de Chirac à Castex en passant par  Balaldur, Juppé et Jospin.