Le 28-07-2019
Cet article a été publié pour la première fois en 2006 par Jacques Nikonoff
Le libre-échange est une croyance fanatique. Ses évangélistes, notamment regroupés au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ont condamné à mort des milliers d’habitants des pays pauvres. Les politiques qu’ils ont imposées ont provoqué, parfois de façon effroyable, l’aggravation des inégalités entre pays et à l’intérieur de chaque pays. Contrairement à ce que prétend la théorie du libre-échange, nulle part l’augmentation du commerce international n’a permis de « tirer » la croissance économique dans chaque pays, pas plus que la suppression des barrières douanières (« libéralisation » dans le langage de l’OMC).
Le libre-échange est une domination monstrueuse et hypocrite des riches des pays riches sur le reste de la planète. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis, aujourd’hui fanatiques du libre-échange, étaient hier protectionnistes. Ce n’est qu’une fois leur position dominante acquise sur le plan industriel qu’ils sont devenus libre-échangistes. Avec le libre-échange, les pays africains, par exemple, n’auront jamais d’agriculture permettant l’autosuffisance et la souveraineté alimentaires, jamais d’industrie pharmaceutique, sidérurgique ou chimique, etc. Lorsque près de 2 milliards de personnes vivent avec moins de 2 dollars par jour, l’expansion du commerce n’a aucun sens. Que vont-elles pouvoir acheter de plus ? Seule l’aide publique au développement, et non le commerce libre-échangiste, est susceptible de réduire puis de supprimer cette pauvreté effroyable. De même que la « financiarisation » de l’économie, la « marchandisation » de toute activité humaine au travers du libre-échange ne sert que les ambitions hégémoniques de l’oligarchie des multinationales.
Le libre-échange est un des principaux piliers de l’idéologie néolibérale. La mondialisation néolibérale, à cet égard, peut être définie comme la réorganisation du travail à l’échelle planétaire, afin de redresser les profits et la productivité, grâce à la libre circulation des marchandises, des capitaux, des services et de la main-d’oeuvre. Le libre-échange a été érigé en tabou. Ceux qui le combattent et qui considèrent que la nation a un rôle à jouer sont qualifiés de nationalistes ou souverainistes ; ceux qui considèrent qu’il faut respecter la souveraineté populaire sont accusés de populistes ; ceux qui considèrent que l’Etat doit réguler les marchés sont stigmatisés comme étatistes ; et ceux qui critiquent le libre-échange sont jugés protectionnistes.
Face au libre-échange, les alternatives proposées par les gouvernements ou les organisations sociales (partis politiques, syndicats, associations) ne sont pas à la hauteur. Elles se limitent, au mieux, à réclamer une réforme démocratique de l’Organisation mondiale du commerce. Une telle réforme, bien sûr, si elle advenait, serait un grand pas en avant. Cependant la question principale n’est pas celle du fonctionnement de l’OMC, mais celle du fonctionnement du commerce international lui-même. C’est le libre-échange qu’il faut frapper au cœur. Or, à cet égard, aucune alternative systémique n’est véritablement proposée pour l’instant et mise en débat afin d’irriguer les luttes sociales et les politiques publiques.
Le moment est venu de briser ce tabou. Telle est la raison de l’exhumation du texte de la Charte de La Havane dont le contenu est susceptible de stimuler les esprits les plus aplatis.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un vaste bilan des relations internationales est opéré par les gouvernements victorieux. Les économies européennes sont largement détruites, il faut quasiment tout reconstruire dans plusieurs pays. Les grandes puissances cherchent alors à élaborer des instruments internationaux permettant d’éviter le retour du chaos économique et des guerres commerciales qui avaient caractérisé la décennie de l’avant-guerre. La crise de 1929, en effet, avait entraîné la montée du protectionnisme, l’effondrement du commerce mondial et contribué à précipiter le monde dans la tourmente.
La coopération économique est établie comme l’un des buts et principes de l’ONU, cette dernière reconnaissant les fondements économiques de la paix dans l’article 55 de la Charte des Nations Unies. Déclare-t-on la guerre à ses partenaires commerciaux ? L’ONU s’attelle donc à la reconstruction d’un ordre économique international cohérent. Il fallait créer une institution chargée de maintenir la stabilité monétaire internationale, en prévenant la course aux dévaluations. C’est dans ce but que fut créé le Fonds monétaire international (FMI). A ses côtés, la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), appelée Banque mondiale, fut chargée du financement de ce double objectif défini dans son titre. Le troisième pilier devait être une organisation internationale du commerce.
Tout débute en 1946 quand, sous les auspices du Conseil économique et social des Nations unies, est convoquée la Conférence de La Havane en vue d’élaborer la charte constitutive d’une organisation internationale du commerce.
Ce projet très ambitieux, qui vise à la création de cette organisation en tant qu’institution spécialisée de l’ONU, ne verra malheureusement jamais le jour. Même si 53 nations l’ont signée, aucune n’a jamais ratifié la Charte qui est devenue lettre morte après avoir été discrètement retirée à l’étape de son examen par le Sénat américain. C’est donc en dehors du cadre onusien que le système commercial multilatéral va s’organiser.
Le Conseil économique et social des Nations Unies, par une résolution en date du 18 février 1946, décidait de convoquer une « Conférence internationale sur le commerce et l’emploi en vue de favoriser le développement de la production, des échanges et de la consommation des marchandises ».
La Conférence s’est réunie à La Havane (Cuba) du 21 novembre 1947 au 24 mars 1948. Elle a arrêté le texte de la Charte de La Havane « instituant une Organisation internationale du commerce » (OIC), qui a été soumis aux gouvernements représentés à la Conférence.
Elle a donné lieu à trois documents :
- L’Acte final
- La Charte de La Havane instituant une Organisation internationale du commerce, et ses annexes
- Les résolutions adoptées par la Conférence
Sans attendre la fin des négociations, 23 Etats décidaient, en 1947, de détacher le chapitre du projet de Charte relatif aux échanges de produits manufacturés et d’en faire l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). Accident historique, le GATT restera, jusqu’en 1994, le seul instrument multilatéral régissant le commerce mondial. De 1948 à 1994, ce même terme a également désigné l’organisation internationale provisoire destinée à gérer cet accord.
Le rôle le plus visible du GATT au cours de ses quelques décennies d’existence aura été celui de l’organisation de « cycles » périodiques de négociations en vue d’abaisser les barrières douanières, d’obtenir des « concessions » et de régler d’autres questions commerciales.
Huit cycles ou « rounds » se sont tenus sous l’égide du GATT jusqu’à la création de l’OMC, à la suite de l’Uruguay round, lors de la conférence de Marrakech le 15 avril 1994. Jusqu’au milieu des années soixante, les différends commerciaux entre pays sont peu nombreux. On assiste à une diminution progressive des tarifs douaniers sur les produits industriels (mais sur eux seuls) : ils passent de 40 % au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à 5 % environ à notre époque. Un certain consensus règne alors pour plusieurs raisons : les Etats-Unis dominent le monde et ne se sentent pas menacés par un quelconque concurrent commercial. Le capitalisme (les « Trente Glorieuses ») est alors encadré (ou régulé), les Etats interviennent fortement dans l’économie, la croissance est élevée, le chômage très faible. Les Pays en voie de développement (PVD) obtiennent des concessions, car dans le contexte de la guerre froide, les pays occidentaux veulent éviter leur basculement dans le camp soviétique. Le libre-échangisme est très modéré et il ne touche que peu de secteurs.
L’Uruguay Round (1986-1993), convoqué sur une idée de Ronald Reagan, va consacrer la fin du libre-échangisme modéré et consensuel, tandis que le triomphe de l’idéologie néolibérale sera favorisé par l’écroulement des Pays de l’Est. Ce long cycle voit s’affronter les Etats-Unis, la Communauté économique européenne (CEE) et le Japon entre eux, mais va aussi voir monter la pression du groupe des PVD oubliés de la prospérité. L’objectif est de supprimer les mesures protectionnistes non tarifaires (autres que les tarifs douaniers) et étendre les mesures libre-échangistes à toutes les activités.
Cette généralisation de la libéralisation du commerce international ne rendait que plus urgente la recherche d’alternatives. C’est en ce sens que la Charte de La Havane présente autant d’intérêt puisqu’elle envisageait les relations commerciales internationales d’un tout autre point de vue. Sa lecture est un véritable bain de jouvence ! Elle devrait fournir aux militants altermondialistes, aux organisations syndicales et politiques, aux élus et fonctionnaires concernés par ces questions une matière particulièrement riche pour renouveler leurs conceptions du commerce international et du développement. Ils devraient donc lire cette Charte toutes affaires cessantes !
L’Organisation internationale du commerce que voulait créer la Charte de La Havane était partie intégrante de l’ONU
Seule l’ONU donne, ou plus exactement devrait donner au système international sa légitimité. Elle est, ou elle devrait être, la pierre angulaire du système des organisations internationales. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale c’est donc logiquement dans le cadre politique et juridique de l’ONU que s’est engagée la réflexion sur l’Organisation internationale du commerce. La Charte de La Havane a été élaborée et négociée dans un comité de l’ONU. Même si l’OIC n’a jamais vu le jour, il faut rappeler que c’est l’ONU qui a convoqué la Conférence de La Havane, a aidé à la préparer, puis a ultérieurement fourni le personnel du premier secrétariat du GATT. Une des revendications de la mouvance altermondialiste, d’ailleurs, est l’intégration de l’OMC dans le cadre onusien.
Dans cette perspective le texte de la Charte de La Havane montre comment le FMI, la BIRD, l’OIC, l’OIT pouvaient collaborer.
La Charte de La Havane est probablement le premier texte international à évoquer le développement
La question des liens entre commerce et développement a été évoquée pour la première fois à la Conférence de La Havane par les pays d’Amérique latine. Plus tard, l’accession à l’indépendance des pays en développement d’Afrique et d’Asie, à la suite de la Conférence de Bandung de 1955, a relancé une dynamique mondiale visant à créer un système commercial international qui favorise le développement économique et social. C’est pour réaliser cet objectif que la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED) a été créée en 1964. La Charte de La Havane propose une approche qui se situe aux antipodes des conceptions actuelles du commerce international. Pour elle ce commerce ne peut avoir qu’un seul objet : le développement de chaque pays considéré individuellement, dans un cadre de relations internationales fondées sur la coopération et non sur la concurrence.
La Charte de La Havane ne sépare pas le commerce international et emploi
La Conférence de La Havane a tenté de traiter une question essentielle : l’articulation entre le commerce et l’emploi. C’est pourquoi elle s’intitulait « Conférence internationale sur le commerce et l’emploi ». A l’époque, tout le monde croyait au plein emploi. Aujourd’hui, cet objectif a non seulement été abandonné, mais le chômage est devenu la « variable d’ajustement » de l’économie.
On ne trouvera jamais, d’ailleurs, dans la littérature de l’OMC, l’objectif du plein emploi comme raison du commerce international. L’article 1 de la Charte de La Havane, qui en fixe l’objet, est particulièrement clair : « Atteindre les objectifs fixés par la Charte des Nations Unies, particulièrement le relèvement des niveaux de vie, le plein emploi et les conditions de progrès et de développement. »
On croit rêver !
L’article 2 précise que « les Etats membres reconnaissent qu’il n’est pas uniquement de leur intérêt national de prévenir le chômage et le sous-emploi [...] mais que la prévention du chômage et du sous-emploi est également une condition nécessaire pour [...] le développement des échanges internationaux, et, par conséquent, pour assurer le bien-être de tous les autres pays. »
Ainsi « les Etats membres reconnaissent que, si la prévention du chômage et du sous-emploi dépend, au premier chef, de mesures intérieures, prises individuellement par chaque pays, ces mesures devraient être complétées par une action concertée, entreprise sous les auspices du Conseil économique et social des Nations Unies et avec la collaboration des organisations intergouvernementales qualifiées... »
A quand une réunion sur le plein emploi organisée par l’OMC ?
Un principe fondamental : celui de l’équilibre de la balance des paiements
Ce principe est le plus important de la Charte de La Havane et lui donne sa charpente. Il signifie qu’aucun pays ne doit être en situation structurelle d’excédent ou de déficit de sa balance des paiements. Autrement dit, pour simplifier, dans les échanges commerciaux bilatéraux entre pays, c’est la règle « je t’achète autant que tu m’achètes » qui doit prévaloir.
La balance des paiements retrace l’ensemble des relations entre les agents économiques résidents et les non-résidents (activités sur le territoire national d’une durée inférieure à un an ou agents économiques à l’étranger). Elle mesure l’ensemble des échanges économiques : flux de marchandises, de services et de capitaux.
Pour chaque flux, il y a une opération « réelle » et une opération monétaire. Si j’achète des voitures anglaises, ces voitures (flux réels) entrent en France et des capitaux (flux monétaires) en sortent pour effectuer le paiement. L’importation est inscrite au débit (sortie) de la balance commerciale alors qu’une exportation est inscrite au crédit (entrée). Quand on importe, il y a une baisse des avoirs de réserve (sorties de devises) ; quand on exporte, il y a une augmentation des avoirs de réserve (entrées de devises).
On confond souvent balance des paiements et balance commerciale. La balance commerciale correspond seulement aux flux de biens (la balance des services retraçant les flux de services).
Ce qu’il y a de radicalement nouveau dans la Charte de La Havane par rapport à la situation actuelle, c’est la recherche de l’équilibre de la balance des paiements comme principe général.
Ainsi l’article 3 énonce-t-il que « les Etats membres chercheront à éviter les mesures qui auraient pour effet de mettre en difficulté la balance des paiements d’autres pays. » Autrement dit, la « priorité aux exportations », qui est le mot d’ordre général de tous les pays, et particulièrement de la France depuis l’alignement de 1982-1983 sur les politiques néolibérales, ne saurait être une politique acceptable pour l’OIC. En effet, cette « priorité aux exportations » affiche clairement son ambition : créer chez soi un excédent structurel de la balance des paiements. Comme on n’exporte pas sur la lune et qu’il faut bien que d’autres pays achètent ce qui est exporté, il est créé chez eux un déficit structurel. Une telle situation, par définition, ne peut que déséquilibrer le commerce international et en faire un lieu d’affrontement au lieu d’en faire un outil de coopération.
C’est pourquoi l’article 4 de la Charte de La Havane parle du « rétablissement de l’équilibre interne de la balance des paiements » comme d’un objectif fondamental de l’OIC.
L’article 6 envisage ainsi des « mesures de protection en faveur des Etats membres exposés à une pression inflationniste ou déflationniste extérieure. » Même chose pour l’article 21 qui détaille les « restrictions destinées à protéger la balance des paiements ». Par « restrictions » il faut entendre la méthode des contingents, les licences ou les permis d’importation sans fixation de contingents. Tout Etat membre de l’OIC pourra, par exemple, en vue de sauvegarder sa position financière extérieure et sa balance des paiements, « restreindre le volume ou la valeur des marchandises dont il autorise l’importation ». C’est parfaitement logique : pour rééquilibrer une balance des paiements déficitaire, l’un des moyens principaux est la limitation des importations.
Bien entendu ces mesures protectionnistes sont encadrées par la Charte de La Havane et ne sont autorisées que dans les cas suivants :
- pour s’opposer à la menace imminente d’une « baisse importante de ses réserves monétaires ou pour mettre fin à cette baisse » ;
- pour augmenter ses réserves monétaires « suivant un taux d’accroissement raisonnable, dans le cas où elles seraient très basses. »
Ces mesures, en outre, doivent faire l’objet d’une gestion collective et solidaire au sein de l’OIC. L’Etat membre qui applique des restrictions « les atténuera progressivement jusqu’à suppression complète, au fur et à mesure que sa position financière extérieure s’améliorera ». Cette disposition n’est d’ailleurs pas interprétée dans la Charte de La Havane comme obligeant un Etat membre concerné à atténuer ou à supprimer ces restrictions si cela devait créer une situation qui justifierait de nouvelles restrictions.
De la même manière la Charte de La Havane indique que ses Etats membres doivent reconnaître mutuellement les politiques nationales qu’ils mènent à propos « de la réalisation et du maintien du plein emploi productif », du « développement des ressources industrielles et des autres ressources économiques », de l’ « élévation des niveaux de productivité ». Chaque Etat doit donc « considérer que la demande de devises étrangères au titre des importations et des autres paiements courants » peut consommer une part importante des ressources d’un autre Etat pour se procurer des devises étrangères « au point d’exercer sur ses réserves monétaires une pression justifiant l’établissement ou le maintien de restrictions ».
Dès lors chaque Etat est invité à accepter des mesures protectionnistes venant des pays concernés. Celles-ci seront le résultat d’une négociation et non d’une décision unilatérale. Tout Etat membre qui envisage d’appliquer des restrictions à ses importations devra, avant de les établir (ou si les circonstances ne permettent pas une consultation préalable, immédiatement après les avoir établies), « entrer en consultation avec l’OIC sur la nature des difficultés qu’il éprouve dans sa balance des paiements, sur les autres correctifs qui peuvent s’offrir à lui ainsi que sur la répercussion possible de ces mesures sur l’économie des autres Etats membres ».
Inversement, tout Etat membre qui considère qu’un autre Etat membre applique des restrictions d’une manière incompatible avec ses propres intérêts, « pourra soumettre la question à l’OIC pour discussion. L’Etat membre qui applique ces restrictions participera à la discussion. Si, au vu des faits avancés par l’Etat membre qui a recours à cette procédure, il apparaît à l’OIC que le commerce de cet Etat membre subit un préjudice, elle présentera ses observations aux parties en vue de parvenir à un règlement de l’affaire satisfaisant pour les parties et pour l’Organisation. Si la question ne peut être réglée et si l’Organisation décide que les restrictions sont appliquées d’une manière incompatible, l’Organisation recommandera la suppression ou la modification de ces restrictions. Si les restrictions ne sont pas supprimées ou modifiées dans les soixante jours, conformément à la recommandation de l’Organisation, celle-ci pourra autoriser un ou plusieurs autres Etat membres à suspendre à l’égard de l’Etat membre qui applique les restrictions, tels engagements ou concessions résultant de la présente Charte ou de son application qu’elle spécifiera ».
Contrairement à une idée reçue, des mesures protectionnistes ne sont pas synonymes de relations conflictuelles entre Etats. Ni créatrices d’une dynamique de repli du commerce international, aboutissant peu à peu à des formes d’autarcie. Le contenu de la Charte de La Havane montre que le protectionnisme ne peut fonctionner qu’à condition d’être universaliste.
Des normes de travail équitables
L’article 7 de la Charte prévoit que « les Etats membres reconnaissent que les mesures relatives à l’emploi doivent pleinement tenir compte des droits qui sont reconnus aux travailleurs par des déclarations, des conventions et des accords intergouvernementaux. Ils reconnaissent que tous les pays ont un intérêt commun à la réalisation et au maintien de normes équitables de travail en rapport avec la productivité de la main-d’œuvre et, de ce fait, aux conditions de rémunération et de travail meilleures que cette productivité rend possibles. Les Etats membres reconnaissent que l’existence de conditions de travail non équitables, particulièrement dans les secteurs de la production travaillant pour l’exportation, crée des difficultés aux échanges internationaux. En conséquence, chaque Etat membre prendra toutes les mesures appropriées et pratiquement réalisables en vue de faire disparaître ces conditions sur son territoire ».
Cet article prévoit aussi que « les Etats membres qui font également partie de l’Organisation internationale du travail collaboreront avec cette Organisation, afin de mettre cet engagement à exécution » et que l’Organisation internationale du commerce « consultera l’Organisation internationale du travail et collaborera avec elle ».
Nous sommes à des années-lumière des conceptions et pratiques de l’OMC ! Avec cet article, les « maquilladoras » et autres « zones économiques spéciales » dans lesquelles les travailleurs et le plus souvent les travailleuses sont surexploités ne pourraient exister. Le dumping social serait interdit. Au lieu de l’hypocrite « clause sociale » que certains gouvernements - et même des syndicalistes ! - arborent pour masquer leurs renoncements, la Charte de La Havane permettrait de combattre efficacement le dumping social.
La coopération économique remplace la concurrence
Dans son article 10, la Charte de La Havane traite de la coopération en vue du développement économique et de la reconstruction nécessaires de l’après-guerre : « les Etats membres coopéreront entre eux, avec le Conseil économique et social des Nations Unies, avec l’OIT, ainsi qu’avec les autres organisations intergouvernementales compétentes, en vue de faciliter et de favoriser le développement industriel et le développement économique général ainsi que la reconstruction des pays dont l’économie a été dévastée par la guerre ».
Cet article conserve une parfaite actualité et serait valable, plus que jamais, dans la période actuelle. La mondialisation néolibérale, en effet, a ravagé certains pays comme aurait pu le faire une guerre... Il n’est donc pas extravagant de parler de « reconstruction », même si pour la plupart des pays pauvres il convient de parler de « construction ».
Le contrôle des mouvements de capitaux
L’article 12 a un côté irréel quand on le compare à la réalité actuelle de la globalisation financière. Selon cet article, en effet, un Etat membre de l’OIC a le droit :
- de prendre toutes mesures appropriées de sauvegarde nécessaires pour assurer que les investissements étrangers « ne serviront pas de base à une ingérence dans ses affaires intérieures ou sa politique nationale » ;
- de déterminer s’il « autorisera, à l’avenir, les investissements étrangers, et dans quelle mesure et à quelles conditions il les autorisera » ;
- de prescrire et d’appliquer « des conditions équitables en ce qui concerne la propriété des investissements existants et à venir ».
Avec la Charte de La Havane, chaque Etat peut donc contrôler, en toute légalité, certains des mouvements de capitaux ! Qu’il s’agisse d’investissements de portefeuille ou d’investissements directs étrangers, la Charte de La Havane donne les outils juridiques pour s’opposer aux offres publiques d’achats (OPA), fusions et acquisitions transfrontalières ou à la pénétration du capital des entreprises cotées par les fonds de placement américains.
Les aides de l’Etat sont autorisées
Selon la théorie du libre-échange, tous les obstacles au développement du commerce doivent être supprimés. Parmi ces derniers se trouve évidemment l’Etat, notamment par les subventions qu’il peut accorder à l’économie.
Prenant le contre-pied exact de cette théorie, l’article 13 de la Charte précise que « les Etats membres reconnaissent que, pour faciliter l’établissement, le développement ou la reconstruction de certaines branches d’activité industrielle ou agricole, il peut être nécessaire de faire appel à une aide spéciale de l’Etat et que, dans certaines circonstances, l’octroi de cette aide sous la forme de mesures de protection est justifié ».
Là encore, nous croyons rêver tellement le formatage des esprits, après plus de vingt ans de néolibéralisme, a fait douter de cette évidence. L’article 14 explique que « tout Etat membre pourra maintenir une mesure de protection non discriminatoire affectant les importations qu’il aura prise en vue de la création, du développement ou de la reconstruction de telle ou telle branche d’activité industrielle ou agricole ».
Prenons un exemple pour illustrer la portée considérable de cet article. Aujourd’hui, les pays africains les plus pauvres ne disposent pas d’une industrie pharmaceutique. Avec le libre-échange, n’ayant aucun avantage compétitif en ce domaine, ils sont voués éternellement à l’importation de médicaments et de matériel médical. Ajoutons que parallèlement le libre-échange de la main d’œuvre se traduit par des départs massifs de médecins africains vers les pays occidentaux ! Avec la Charte de La Havane, ces pays pourraient réduire leurs importations de médicaments, progressivement, au fur et à mesure qu’ils constituent leur propre industrie pharmaceutique...
Des accords préférentiels sont possibles
La plupart du temps, le bilatéralisme tel qu’il se développe aujourd’hui en marge du système de l’OMC va bien plus loin, en matière de libre-échangisme, que les accords de l’OMC. Le bilatéralisme, en tant que principe, n’est cependant pas en cause. Tout dépend de son contenu. La Charte de La Havane prévoyait ce cas de figure, dans un cadre coopératif.
Son article 15 énonce en effet que « les Etats membres reconnaissent que des circonstances spéciales, notamment le besoin de développement économique ou de reconstruction, peuvent justifier la conclusion de nouveaux accords préférentiels entre deux ou plusieurs pays, en considération des programmes de développement économique ou de reconstruction d’un ou de plusieurs d’entre eux. »
Autorisation de subventions
L’affaire des subventions américaines et européennes à leurs exportations agricoles, rendant leurs prix souvent inférieurs aux productions locales des pays pauvres, a suscité une réprobation mondiale justifiée. C’est la raison pour laquelle nombreux sont ceux, particulièrement au sein de la mouvance altermondialiste, qui demandent la suppression de ces subventions. Il ne faudrait toutefois pas considérer que toute subvention à un secteur économique est mauvaise en soi. Dans certaines circonstances de telles subventions sont indispensables. C’est ce qu’explique l’article 18 de la Charte : « les dispositions du présent article n’interdiront pas l’attribution aux seuls producteurs nationaux de subventions, y compris les subventions provenant du produit des taxes ou impositions intérieures [...] et les subventions dans la forme d’achat de produits nationaux par les pouvoirs publics ou pour leur compte. Les Etats membres reconnaissent que le contrôle des prix intérieurs par fixation de maxima [...] peut avoir des effets préjudiciables pour les intérêts des Etats membres qui fournissent des produits importés. En conséquence, les Etats membres qui appliquent de telles mesures prendront en considération les intérêts des Etats membres exportateurs en vue d’éviter ces effets préjudiciables, dans toute la mesure où il sera possible de le faire ».
L’article 25 apporte des précisions : si un Etat membre accorde ou maintient une subvention quelconque, y compris toute forme de protection des revenus ou de soutien des prix, qui a directement ou indirectement pour effet soit de maintenir ou d’accroître ses exportations d’un produit, soit de réduire les importations d’un produit sur son territoire ou d’empêcher une augmentation des importations d’un produit, « cet Etat membre fera connaître par écrit à l’OIC la portée et la nature de cette subvention, les effets qu’il en attend sur le volume du ou des produits affectés qu’il importe ou exporte ainsi que les circonstances qui rendent la subvention nécessaire ». Parallèlement, dans tous le cas où un Etat membre estimerait qu’une telle subvention porte ou menace de porter un préjudice sérieux à ses intérêts, des négociations s’ouvriront entre les Etats concernés « pour étudier la possibilité de limiter la subvention ».
En clair, chaque Etat est fondé - et autorisé - à subventionner des secteurs économiques en vue de stabiliser les prix et les revenus des producteurs.
Interdiction du dumping
Le dumping, fiscal ou social, a pour but de « conquérir » des parts de marché en proposant, dans un pays et pour un même produit, des prix plus bas que ceux en vigueur.
L’article 26 de la Charte interdit formellement ce genre de pratique : « aucun Etat membre n’accordera directement ou indirectement de subvention à l’exportation d’un produit quelconque, n’établira ni ne maintiendra d’autre système, lorsque cette subvention ou ce système aurait pour résultat la vente de ce produit à l’exportation à un prix inférieur au prix comparable demandé pour le produit similaire aux acheteurs du marché intérieur ».
Si de telles mesures avaient été appliquées nous n’aurions pas assisté à la disparition presque complète de secteurs économiques comme le textile, la chaussure, l’ameublement...
Des mesures spéciales pour la production cinématographique
L’article 19 traite des « réglementations quantitatives intérieures » sur les films cinématographiques. Afin de permettre une production nationale, il organise un système de « contingents à l’écran » où un temps de projection est réservé aux productions nationales. En voici un extrait : « Toute réglementation de cette sorte prendra la forme de contingents à l’écran qui seront gérés conformément aux conditions et prescriptions suivantes : les contingents à l’écran pourront comporter l’obligation de projeter, pour une période déterminée d’au moins un an, des films d’origine nationale pendant une fraction minimum du temps total de projection effectivement utilisé pour la présentation commerciale des films de toute origine ; ces contingents seront fixés d’après le temps annuel de projection de chaque salle ou d’après son équivalent. »
Possibilités de « restrictions quantitatives »
La Charte prévoit déjà la possibilité de « restrictions quantitatives » dans le but d’équilibrer la balance des paiements d’un pays qui en aurait besoin. L’article 20 reprend cette idée, mais pour d’autres raisons que la recherche de l’équilibre de la balance des paiements. Après avoir indiqué qu’il fallait les éliminer, il les définit ainsi : « prohibitions ou restrictions à l’importation d’un produit du territoire d’un autre Etat membre, à l’exportation ou à la vente pour l’exportation d’un produit destiné au territoire d’un autre Etat membre, autres que des droits de douane, des taxes ou autres redevances, que l’application en soit faite au moyen de contingents, de licences d’importation ou d’exportation ou de tout autre procédé ».
Un pays peut avoir recours à des restrictions quantitatives dans les circonstances suivantes :
- pendant la durée nécessaire pour prévenir une « pénurie grave de produits alimentaires ou d’autres produits essentiels pour l’Etat membre exportateur ou pour remédier à cette pénurie » ;
- concernant les produits de l’agriculture ou des pêcheries, « quand elles sont nécessaires à l’application de mesures gouvernementales ayant effectivement pour résultat : de restreindre la quantité du produit national similaire qui peut être mise en vente ou produite ou, s’il n’y a pas de production nationale substantielle du produit similaire, celle d’un produit national de l’agriculture ou des pêcheries auquel le produit importé peut être directement substitué » ;
- de résorber un excédent temporaire du produit national similaire ou, s’il n’y a pas de production nationale substantielle du produit similaire, d’un produit national de l’agriculture ou des pêcheries auquel le produit importé peut être directement substitué, « en mettant cet excédent à la disposition de certains groupes de consommateurs du pays, à titre gratuit, ou à des prix inférieurs au cours du marché » ;
- de restreindre la quantité qui peut être produite de tout produit d’origine animale dont la production dépend directement, en totalité ou pour la majeure partie, du produit importé, « lorsque la production nationale de ce dernier est relativement négligeable ».
En ce qui concerne les restrictions à l’importation, elles sont autorisées si elles frappent « l’importation de produits qui ne peuvent être fournis par la production nationale que pendant une partie de l’année ».
Au total, « tout Etat membre qui se propose d’établir des restrictions à l’importation d’un produit devra, afin d’éviter de porter préjudice sans nécessité aux intérêts des pays exportateurs, en aviser par écrit, aussi longtemps que possible à l’avance, l’OIC et les Etats membres intéressés de façon substantielle à la fourniture de ce produit, avant l’entrée en vigueur des restrictions ».
Autrement dit, les réalités sociales et économiques concrètes peuvent impliquer des séquences de politiques protectionnistes négociées collectivement.
Les produits de base ne sont pas considérés comme des marchandises banales
Pour les militants altermondialistes, les « produits de base » (blé, riz, mil...) ne peuvent être considérés comme des marchandises ordinaires, négociables sur des marchés ordinaires. C’est pourquoi l’article 27 de la Charte de La Havane fait des « produits de base » une catégorie particulière. Il considère qu’un « système destiné à stabiliser soit le prix intérieur d’un produit de base soit la recette brute des producteurs nationaux d’un produit de ce genre, indépendamment des mouvements des prix à l’exportation, qui a parfois pour résultat la vente de ce produit à l’exportation à un prix inférieur au prix comparable demandé pour un produit similaire aux acheteurs du marché intérieur, ne sera pas considéré comme une forme de subvention à l’exportation ».
Il faut également mentionner l’article 28 qui stipule que « tout Etat membre qui accorde, sous une forme quelconque, une subvention ayant directement ou indirectement pour effet de maintenir ou d’accroître ses exportations d’un produit de base, n’administrera pas cette subvention de façon à conserver ou à se procurer une part du commerce mondial de ce produit supérieure à la part équitable qui lui revient. »
Incroyable ! La « conquête » de parts de marché est réprouvée par la Charte de La Havane !
Enfin, conformément aux dispositions de l’article 25, « l’Etat membre qui accorde cette subvention en fera connaître sans retard à l’OIC la portée et la nature, ainsi que les effets qu’il en attend sur le volume de ses exportations du produit et les circonstances qui rendent la subvention nécessaire. L’Etat membre entrera sans retard en consultation avec tout autre Etat membre qui estimera que la subvention porte ou menace de porter un préjudice sérieux à ses intérêts. Si ces consultations n’aboutissent pas à un accord dans un délai raisonnable, l’OIC établira ce qui constitue une part équitable du commerce mondial de ce produit ; l’Etat membre qui accorde la subvention se conformera à cette décision. »
En prenant cette décision « l’OIC tiendra compte de tout facteur qui a pu ou qui peut influer sur le commerce mondial de ce produit ; elle prendra particulièrement en considération les points suivants :
- la part de l’Etat membre dans le commerce mondial du produit en question « pendant une période représentative antérieure » ;
- le fait que la part de l’Etat membre dans le commerce mondial de ce produit est si faible que la subvention n’exercera vraisemblablement qu’une « influence négligeable » sur ce commerce ;
- l’importance que présente le commerce extérieur de ce produit pour l’économie de l’Etat membre qui accorde la subvention et pour celle des Etats membres affectés de façon substantielle par cette subvention ;
- l’intérêt qu’il y a à faciliter l’accroissement progressif de la production destinée à l’exportation dans les régions qui peuvent approvisionner le marché mondial en ce produit de la façon la plus efficace et la plus économique et par conséquent à limiter les subventions et les autres mesures qui rendent cet accroissement difficile.
Finalement, l’actualité de la Charte de La Havane reste intacte. Sortie de l’oubli, son contenu peut alimenter les débats - ou plutôt les lancer - sur ce qui reste probablement le plus étrange tabou qui frappe les économistes comme les responsables politiques. Dans ce débat, la prochaine étape devra porter sur les initiatives devant être prises par les Etats, individuellement et en petits groupes.
Lisez vite la Charte de La Havane !
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