Le 01-03-2020
Par Joël Perichaud, secrétaire national du Parti de la démondialisation chargé des relations internationales
Le 1er mars 2020
Nous publions ci-après une analyse des élections législatives irlandaises inspirée de celle de Anthony Coughlan, directeur du National Platform EU Research and Information Centre, Irlande et professeur émérite associé en politique sociale au Trinity College de Dublin.
Depuis 1921 (près d'un siècle...), date de la création de la République d'Irlande suite à la guerre d'indépendance anti-coloniale engagée avec le Royaume-Uni, la vie politique irlandaise a été dominée par deux partis “bourgeois” : le Fianna Fail, “Soldats de la destinée” en gaélique et le Fine Gael, ce signifie “Légion des Irlandais”. Ces partis proviennent directement des deux “bords” qui se sont opposés lors de la guerre civile irlandaise sur le traité anglo-irlandais de 1921.
Dans les premières décennies suivant sa création, le Fianna Fail était le plus progressiste et était identifié aux diverses politiques d'industrialisation et de protection sociale menées par l'État. La plupart des travailleurs et des petits paysans étaient sa base sociale la plus large et, traditionnellement, votaient pour lui. Il obtient alors plus de suffrages que son rival, le Fine Gael, mais depuis les années 1960, il n'y a plus de différence politique significative entre eux et sont également engagés en faveur de l'intégration européenne.
Ce qui a permis à certains commentateurs de définir le paysage politique en affirmant que l'Irlande est “réellement un État à parti unique, lequel parti unique est doté de deux ailes” ! Autrement dit : La bourgeoisie irlandaise peut se sentir en sécurité puisqu'elle elle se permet d'avoir deux grands partis pour servir ses intérêts.
Cette domination sur la scène politique irlandaise par les deux grands partis bourgeois est due principalement à l'opportunisme politique du Parti travailliste irlandais tout au long du siècle dernier. Le Parti t availliste est un parti social-démocrate classique, créé en 1912 pour assurer la représentation parlementaire des syndicats de travailleurs. La plupart des syndicats irlandais y sont affiliés. Lors de la guerre civile d'indépendance, le Parti travailliste a échoué, de manière historique, à jouer un rôle progressiste, ce qui a affaibli son attrait national au moment de la fondation de l'Etat irlandais.
Depuis les années 1940, il a aidé régulièrement à former des gouvernements de coalition avec le le Fine Gael, le plus conservateur et le plus petit des deux partis bourgeois. Ce faisant, il a périodiquement aidé à raviver le Fine Gael en le mettant aux commandes gouvernementales et permis au Fianna Fail de se renouveler dans l'opposition, perpétuant ainsi la dominance bipartisane sur la vie politique de la République d'Irlande.
L'attirance de ces petits arrangements de coalition, pour le Parti travailliste, s'explique simplement : ses dirigeants ont obtenu des postes gouvernementaux pour eux-mêmes, ainsi que les émoluments qui y sont associés. Mais le Parti travailliste a alors été régulièrement laminé par les électeurs à la suite de ces coalitions gouvernementales. En effet, les électeurs blâment le plus petit parti de la coalition, le Parti travailliste, pour les mesures impopulaires que de telles coalitions prennent et récompensent le plus grand parti, le Fine Gael, pour les mesures les plus populaires accomplies par la coalition.
Depuis les années 1980, la part électorale combinée du Fianna Fail et du Fine Gael, a chuté. Alors qu'elle était de 85%, voire plus, elle est désormais de 43%... Car les électeurs ont cherché des alternatives à ces deux partis, virtuellement les mêmes, du point de vue politique. Lors de l'élection générale de 2011, le Parti travailliste a obtenu 37 sièges sur les 160 qui constituent le Dáil (parlement irlandais). Il a alors formé une autre coalition avec le Fine Gael, et à l'élection suivante (2016), le Parti travailliste n'a obtenu que 7 sièges. A cette occasion, le Fine Gael obtint plus de votes (25%) que le Fianna Fail (24%).
L'élection de 2016 accoucha d'un gouvernement “Fine Gael” pour la première fois minoritaire, soutenu de l'extérieur par le Fianna Fail grâce à un arrangement de “confiance”.
Lors des élections irlandaises de Février 2020, les électeurs ont réagi contre les échecs du gouvernement Fine Gael à s'attaquer à la sévère crise du logement et des soins de santé. Ils ont voté simultanément contre le Fine Gael aux commandes et contre le Fianna Fail qui l'avait soutenu. La part électorale combinée des deux partis traditionnels est tombée à 43% des inscrits (Fianna Fail 22%, Fine Gael 21%), tandis que le Sinn Fein obtenait 24%, les Verts 7% et le Parti travailliste, les Sociaux-démocrates et autres 26%.
Le Sinn Fein était le bras politique de l'IRA qui avait mené une campagne militaire entre 1970 et 1994 pour obliger le Royaume-Uni à se retirer de l'Irlande du Nord. Cette campagne fut un échec et laissa, en Irlande du Nord, une profonde division et beaucoup d'amertume. Cependant, depuis son entrée en politique et la dissolution supposée de l'IRA, la popularité du Sinn Fein a grandi au sein de la République, en particulier chez les jeunes qui n'ont pas le souvenir de la période des “troubles” au Nord, et surtout parce que le Parti travailliste et le Fianna Fail ont soutenu des politiques d'austérité en participant aux gouvernements de la République en 2011-2016 et 2016-2020.
Néanmoins, les désillusions de ses propres membres et de ses soutiens envers sa politique, ont fait perdre au Sinn Fein, la moitié de ses sièges municipaux lors des élections locales en été 2019. Son bon score, lors des élections générales de Février 2020, fut donc une surprise pour le monde politique... Même pour lui : 24% des voix et 37 sièges sur les 160 du Parlement irlandais.
Ce “coup de tonnerre” est la version irlandaise d'une réaction générale, à travers le monde, contre les partis centristes ou sociaux-démocrates dominants. Les électeurs rejettent le néo-libéralisme, la mondialisation et le dénigrement général de l'État-Nation. Ils rejettent les partis dominants identifiés à ces politiques.
Le Sinn Fein a remarquablement modifié sa position politique depuis qu'il a cherché à devenir plus politiquement “respectable” et à attirer un électorat plus large dans toute la République d'Irlande. C'est notamment le cas pour sa politique européenne. Le Sinn Fein, en tant que parti fortement nationaliste, s'est opposé à l'adhésion irlandaise, lors du vote en 1972, à ce qui était alors la CEE. Il a soutenu le camp du Non dans les neuf référendums irlandais concernant l'UE ou les traités européens entre 1972 et 2012. Mais lors du référendum sur le Brexit de 2016 en Grande-Bretagne et en Irlande du Nord, il s'est opposé au Brexit et a appelé les électeurs d'Irlande du Nord, à voter pour le “Remain” (rester) dans l'UE.
Il l'a fait par pure tactique politique, pensant d'une part que le camp du “Remain” (rester) allait l'emporter, et d'autre part car ses opposants unionistes en Irlande du Nord se battaient eux, pour la sécession. Si le Sinn Fein s'en était tenu à ses principes et avait fait logiquement campagne pour la sécession, il y aurait certainement eu une majorité, composée du Sinn Fein et des Unionistes, en Irlande du Nord pour le Brexit. Le Sinn Fein et les Unionistes auraient pu alors appeler le Gouvernement de Dublin et les partis politiques de la République à quitter l'UE.
Il y aurait eu aussi une toute nouvelle dynamique entre le Sinn Fein et les Unionistes du Nord, tous les deux opposés à la politique du Gouvernement conservateur britannique de Cameron qui voulait rester dans l'UE. L'abandon de ses principes pour une tactique politicienne douteuse, fut une opportunité politique tragiquement perdue. Souhaitons que cette leçon soit utile à tous et en tous lieux...
Ce changement de politique à propos du Brexit gomma la toute dernière différence politique entre le Sinn Fein et les deux partis bourgeois, Fine Gael et Fianna Fail de la République d'Irlande. Il ouvrit la voie au Sinn Fein pour rejoindre un gouvernement de coalition à Dublin si les électeurs lui en donnaient l'opportunité.
Le Sinn Fein aimerait bien faire coalition avec le Fianna Fail – qui reste le plus populaire des deux partis politiques bourgeois irlandais. Mais la direction du Fianna Fail n'est actuellement pas volontaire pour ce faire.
Le résultat actuellement le plus probable semble être une coalition gouvernementale Fianna Fail/Fine Gael/Verts, ce qui ferait 85 sièges au parlement, soit la majorité des 160 sièges. Cela donnerait à la République un gouvernement stable pour les cinq prochaines années. Il pourrait y avoir un arrangement sur le poste de Taoiseach (Premier Ministre de la République d'Irlande) en alternance entre le Fianna Fail et le Fine Gael.
Une telle évolution serait progressive car elle souderait, pour la première fois dans l'histoire de l'Etat irlandais, les deux grands partis dans un seul gouvernement. Elle garderait le Sinn Fein hors d'une coalition avec l'un ou l'autre des deux partis bourgeois, où très probablement il risquerait le même sort que le Parti travailliste : être laminé par la suite.
Cette position permettrait au Sinn Fein de grandir en et dans l’opposition, s'il conserve les sièges remportés lors du dernier scrutin, et de gagner d'autres sièges au parlement en temps voulu. Cela mettrait le Sinn Fein en concurrence avec le Parti travailliste, désormais réduit à 6 sièges, et avec les Sociaux-démocrates (une scission du Parti travailliste) qui a aussi 6 sièges.
La question de l'unité de l'Irlande, prédominante au Sinn Fein, ainsi que celle du Brexit, ont été à peine évoquée lors de l'élection générale de 2020. Les sondages d'opinion montrant que seul 1% des électeurs considéraient l'une ou l'autre de ces questions comme déterminante pour leur vote. Les électeurs se souciaient en premier lieu de la crise du logement et des soins de santé, ainsi que d'obtenir un changement de la part de l'administration Fine Gael.
La politique du Sinn Fein était la plus “radicale” proposée aux électeurs, en particulier pour la crise du logement et de la santé. Sur la question de l'UE, le Sinn Fein stipule qu'il est en faveur du rapatriement des pouvoirs de l'UE vers les États-Nations, sans préciser toutefois comment cela peut être fait. Il soutient le retrait de l'Irlande hors du système de Coopération structurée permanente de l'UE (PESCO).
Le Manifeste du Sinn Fein, lors de l'élection générale, déclare : “La place de l'Irlande est dans l'Union européenne mais l'Union européenne a besoin de changer (…) Notre politique à l'égard de l'Union européenne demeure celle d'un engagement critique (…) Nous cherchons à rendre les pouvoirs aux Etats-membres de l'UE et à augmenter l'influence des parlements nationaux des Etats-membres au sein du processus législatif de l'UE...”. Rien de révolutionnaire ni d'original. Nous connaissons par cœur la musique européiste de “il faut changer l'Europe...”
Si l'élection irlandaise amène les deux partis bourgeois irlandais à se rassembler dans un seul gouvernement, après pratiquement un siècle de séparation, il peut y avoir une lente et progressive évolution ouvrant un espace pour une opposition politique plus ambitieuse socialement (Sinn Fein, Parti travailliste et d'autres). Mais l'espoir réside dans une prise de conscience, par le peuple irlandais, de la nécessité de rompre avec l'UE et ses politiques mortifères et de reconquérir sa souveraineté.
C'est seulement depuis l'élection britannique du 5 décembre dernier, avec l'avènement du gouvernement de Boris Johnson, que la perspective d'un véritable Brexit a été remis à l'ordre du jour. Jusqu'à cette date, il était grandement supposé, en Irlande et ailleurs, que le résultat du référendum sur le Brexit au Royaume-Uni de 2016, serait contredit au moyen d'un second référendum britannique défaisant le résultat du premier.
Maintenant, l'Establishment irlandais fait face au Brexit réel, ce qui engendre une considérable consternation dans les esprits.
Une partie de l'Irlande, à savoir les 6 Comtés d'Irlande du Nord, ont quitté l'UE avec le Royaume-Uni.
Le Sinn Fein jouera-t-il la partition du pays en persistant à défendre l'appartenance de la République Irlandaise à l'UE, tandis que l'Irlande du Nord en sort en même temps que le reste du Royaume-Uni ?
Si le prochain gouvernement irlandais adopte une attitude “plus amicale” envers le Royaume-Uni, lors des négociations RU/UE sur le Brexit, quelle sera la position du Sinn Fein ?
Voilà ce qui peut remettre en cause le Sinn Fein en tant que parti en faveur d'une Irlande réunifiée.
Les partis dans l'opposition, y compris le Sinn Fein, deviendront-ils plus réalistes? plus “eurocritiques”?
Le Sinn Fein prendra-t-il ses responsabilités ?
Des questions majeures auxquelles seuls les Irlandais peuvent répondre rapidement.
Traduction Virginia Lombard
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