Le 21-06-2025

Nous reproduisons une interview de l’historien israélien Ilan Pappé(*) réalisé par visio-conférence avec des élèves du Liceo Scientifico ‘Righi’ de Rome. Ces derniers ont publié un livre intitulé « Colonialisme et décolonisation en Palestine ». Ce livre de 100 pages (en italien) peut être téléchargé avec ce lien. Il contient une biographie d’Ilan Pappé, une bibliographie, l’interview en italien et anglais et d’autres textes et articles d’Ilan Pappé, enfin un appendice avec des photos.
Face au génocide auquel nous assistons tristement, impuissants, L’objectif de ce livre est de comprendre et de mieux connaître la question coloniale en Palestine, la lutte pour briser le silence, la censure et la complicité des gouvernements et des institutions. Non seulement en ce qui concerne la Nakba historique, mais aussi ce que les Palestiniens appellent « al nakba al mustamirra » (la Nakba en cours).
Les questions sont posées par des lycéens italiens a Ilan Pappé
[QUESTION 1] La Cour internationale de justice des Nations Unies (1), sur la base de la Convention des Nations Unies du 9 décembre 1948 sur le génocide, a reconnu que l’accusation de génocide portée par l’Afrique du Sud contre Israël, concernant le bombardement de Gaza après le 7 octobre 2023, est au moins « plausible ». L’utilisation du terme « génocide » en référence à ces événements a suscité une controverse, notamment de la part d’Israël et de ses partisans, qui le jugent inapproprié. Vous avez utilisé ce terme dans vos écrits en référence à ces événements. Comment répondez-vous à ces objections ?
Professeur Ilan Pappé : Oui, merci. Tout d’abord, même d’un point de vue académique, c’est-à-dire en s’en tenant à la définition académique et juridique du terme « génocide » (2), on peut dire que ce cadre conceptuel est approprié pour décrire les politiques israéliennes à Gaza depuis le 7 octobre 2023.
J’ajouterais que, s’il est très important de caractériser avec précision les actions d’Israël, il est néanmoins très important de décrire en détail ce qui a été fait, car, en fin de compte, le système juridique international n’a pas le pouvoir d’arrêter les actions actuelles ou futures. L’opinion publique, en revanche, pourrait pousser les gouvernements à prendre position, que l’on parle de génocide ou non.
[Q2] Vous avez écrit que la question israélo-palestinienne a été considérée comme « difficile à comprendre », tant dans le milieu universitaire que dans l’opinion publique mondiale, notamment parce qu’elle a été formulée conceptuellement sur la base des catégories de « guerre » ou de « conflit », que vous considérez comme trompeuses. Pourriez-vous vous attarder sur ce point ?
Professeur Ilan Pappé : Oui. Je crois qu’en réalité, la question israélo-palestinienne n’est pas du tout « compliquée ». Convaincre le public que cette question était difficile à comprendre a été l’une des plus grandes victoires de la propagande israélienne depuis des années. Ce n’est pas un problème « compliqué », car il n’est pas unique. Nous avons d’autres cas historiques de personnes fuyant l’Europe qui ont colonisé d’autres territoires dans le monde. Et dans tous ces endroits, les peuples qui ont été colonisés ont dû lutter contre la colonisation. Ainsi, à bien des égards, la question israélo-palestinienne est historiquement classifiable et devrait nous sembler familière, mais la propagande israélienne tente de nous convaincre qu’elle est très compliquée et que les gens de l’extérieur ne peuvent pas la comprendre.
Je voudrais ajouter que le fait que jusqu’à aujourd’hui la plupart des gens en Occident n’ont pas reconnu ce qui s’est passé en Palestine comme un acte de colonisation et n’ont pas identifié la résistance palestinienne comme un acte d’anticolonialisme a rendu la question palestinienne très compliquée à leurs yeux. Si l’on ne s’intéresse pas à l’affrontement entre le projet colonial israélien et la rébellion anticoloniale palestinienne, toute la question apparaît très compliquée. Je pense qu’il est très important de comprendre que la plupart des gens qui ont le pouvoir dans le Nord global et qui peuvent changer la réalité sur le terrain ne reconnaissent pas la situation telle que je l’ai décrite et la décrivent plutôt comme un conflit entre deux mouvements nationaux difficile à résoudre. Mais cette description n’est pas vraie et a été la base de toutes les négociations de paix, qui pour cette raison ont échoué.
[Q3] Quel est le rapport politique et culturel entre la naissance du mouvement sioniste et le contexte impérialiste, colonialiste et raciste européen de la fin du XIXe siècle ?
Professeur Ilan Pappé : Il est très important de comprendre que des projets comme celui du sionisme, c’est-à-dire, comme je l’ai dit auparavant, des projets de réfugiés d’Europe qui tentent de se construire un nouvel avenir en colonisant d’autres pays, ne peuvent pas réussir sans le soutien d’un empire colonial et sans une convergence d’intérêts avec lui. Le projet sioniste, l’idée de transformer la Palestine en un État juif, a servi les intérêts de l’Empire britannique pendant une certaine période, au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, lorsque ce dernier a voulu s’approprier le plus de territoires possible de l’Empire turco-ottoman, vaincu lors de la Première Guerre mondiale. La convergence est donc d’abord stratégique : les intérêts de l’Empire britannique et ceux du projet colonial-sioniste se rencontrent au même moment historique.
J’ajoute que la même chose s’est produite avec de nombreux autres projets colonialistes soutenus par l’Empire britannique, par exemple aux États-Unis ou en Afrique du Sud. Cependant, à un certain moment, les intérêts de l’empire colonial et ceux des colons n’étaient plus les mêmes et un conflit se produisit. C’est ainsi qu’a éclaté la guerre d’indépendance étasunienne, c’est ainsi que les colons blancs d’Afrique du Sud ont combattu les Anglais et c’est ainsi que les colons juifs de Palestine ont également combattu les Anglais alors qu’en fait, les intérêts n’étaient plus les mêmes. Mais un projet de ce genre a toujours besoin du soutien impérialiste, donc le soutien britannique après la création de l’État d’Israël a été remplacé par le soutien impérialiste étasunien.
Je voudrais juste ajouter que votre question a correctement évoqué la question du racisme ; en effet c’est sur cette base idéologique que la convergence du soutien impérialiste avec le projet colonialiste a été possible. Un lien qui avait un arrière-plan très profond, car ce type de racisme permet à la fois à l’empire colonial britannique (et ensuite à l’impérialisme étasunien), et aux colons eux-mêmes de déshumaniser totalement les populations autochtones et d’ignorer totalement leurs aspirations. Le racisme représente alors le point de rencontre entre l’empire (la Grande-Bretagne ou les États-Unis) et le projet sioniste des colons (et par la suite l’État d’Israël).
[Q4] Dans quel sens, selon vous, existe-t-il un système d’apartheid en vigueur en Israël ?
Professeur Ilan Pappé : L’apartheid (3) en Israël doit être analysé de deux manières. La première consiste à examiner les responsabilités d’Israël dans ce qui se passe en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Là-bas, des millions de personnes vivent sous la domination israélienne sans aucun droit humain ni civil fondamental, elles n’ont pas la citoyenneté israélienne. Les Palestiniens vivant à Jérusalem-Est possèdent un document similaire à celui qui certifie la citoyenneté mais qui est en réalité un certificat de résidence, et ne sont donc pas considérés comme des citoyens mais plutôt comme des résidents. Il s’agit très clairement d’une politique d’apartheid. Il y a des routes que les Palestiniens ne peuvent pas emprunter et des zones qu’ils ne peuvent pas visiter. Les Palestiniens sont soumis à un système juridique différent, ils sont complètement à la merci de l’armée et des services secrets israéliens. De nombreux visiteurs sud-africains ont noté que cette politique d’apartheid, en particulier en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, était encore pire que celle qui existait en Afrique du Sud à l’époque.
Mais il existe un deuxième apartheid qui n’est pas facilement observable, c’est le système d’apartheid qui discrimine les citoyens palestiniens d’Israël, soit 20 % de la population. Ils sont citoyens, ils peuvent voter, ils peuvent être élus au parlement israélien, mais eux aussi souffrent d’un système d’apartheid. Ces Palestiniens ne peuvent pas acheter légalement de terres dans de nombreuses régions d’Israël ; dans ce territoire, les inégalités de revenus existent de manière informelle, ici les Palestiniens ne reçoivent pas les mêmes fonds et la même aide financière de l’État que les citoyens juifs. De plus, les Palestiniens sont beaucoup plus vulnérables au système pénal et leur système éducatif jusqu’à l’université est séparé de l’État. Il s’agit donc d’un régime d’apartheid que chaque citoyen palestinien en Israël perçoit. Bien que légalement (à l’exception de quelques lois) le principe d’égalité des personnes existe en théorie, dans la pratique les Palestiniens en Israël vivent dans un système de ségrégation, d’apartheid.
Je voudrais ajouter que, malheureusement pour toutes les parties concernées, jusqu’en 2022, lorsqu’un gouvernement d’extrême droite a été élu en Israël, cet apartheid contre les citoyens palestiniens était plus difficile à dénoncer, mais ce gouvernement a formalisé l’apartheid informel. Ainsi, si vous regardez la situation des citoyens palestiniens d’Israël depuis novembre 2022, elle devient de plus en plus similaire à celle des Palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem-Est.
[Q5] La destruction actuelle de la bande de Gaza et les opérations militaires menées ces jours-ci en Cisjordanie par l’État d’Israël ont été considérées par vous comme une continuation de la Nakba (4) de 1948. Quelles analogies et différences peut-on identifier entre les deux moments ?
Professeur Ilan Pappé : Merci. Eh bien, tout d’abord, je pense qu’il est important de mentionner l’expression palestinienne « nakbaincorso » [nakba en cours] ou, en arabe, « al-nakbaal-mustamirra » du point de vue palestinien. Je pense que de nombreux historiens seront d’accord pour dire qu’il ne s’agit pas seulement de comparer ce qui s’est passé en 1948 avec ce qui se passe aujourd’hui, ce qui est important et je dirai quelque chose là-dessus, mais aussi de se concentrer sur la continuité entre les actions d’Israël en 1948, qui n’a pas achevé l’opération qu’il avait commencée, et ses actions ultérieures, y compris celle lancée le 7 octobre 2023 dans la bande de Gaza. Cette dernière action visait à atteindre le même objectif que les actions précédentes, un objectif très connu, que la plupart des spécialistes du colonialisme appellent « le désir d’éliminer les autochtones pour se débarrasser des autochtones ». Or, l’élimination des autochtones peut se faire par le génocide, le nettoyage ethnique ou l’apartheid. Ainsi, plutôt que de comparer les différents modes d’agression israéliens qui ont eu lieu au fil du temps, il est important de se concentrer d’abord sur la logique même du projet sioniste qui les unit, à savoir l’objectif de s’emparer du plus grand territoire palestinien possible, en laissant le moins d’autochtones possible. En 1948, le mouvement sioniste a eu l’occasion historique de s’emparer d’une grande partie du territoire palestinien et de se débarrasser d’un grand nombre de Palestiniens. Ainsi, en 1948, Israël a pris le contrôle d’environ 80 % de la Palestine et a expulsé près de la moitié de la population palestinienne.
Nous avons parlé de la continuité entre les différentes phases de l’action politico-militaire coloniale d’Israël aux dépens des Palestiniens, essayons maintenant de comparer les méthodes d’agression israéliennes d’hier avec celles d’aujourd’hui, comme vous l’avez demandé. Il faut mentionner quatre points de différence entre les événements de 1948 et ceux d’aujourd’hui. Le premier point concerne les nombres, les nombres de réfugiés, les nombres de Palestiniens tués, l’ampleur des destructions. La situation aujourd’hui est bien plus grave qu’elle ne l’était en 1948. Les niveaux de souffrance et de destruction sont bien plus élevés qu’à l’époque, même si dans ce cas-là l’ensemble de la population palestinienne avait été touchée et, au lieu de cela, l’attaque s’est maintenant concentrée principalement sur la bande de Gaza. Le deuxième point concerne la résistance palestinienne. En 1948, il n’y avait pas beaucoup de résistance, mais soixante-seize ans plus tard, il existe certainement une résistance palestinienne, et son existence rend l’action de l’État d’Israël encore plus cruelle et barbare. C’est ce que nous avons constaté très clairement au cours de la dernière année et demie.
Le troisième point concerne la direction du mouvement sioniste de 1948.
Cette dernière était consciente des problèmes moraux liés à ses actions et je crois que cette conscience a posé une limite à certaines des opérations menées par les forces israéliennes à l’époque. Le gouvernement actuel d’Israël, en revanche, n’a aucun scrupule moral à propos de ce qu’il fait à Gaza et cela se traduit par la cruauté que nous voyons et que nous n’avons pas vue à des niveaux aussi élevés en 1948.
Enfin, le quatrième point concerne la réaction du monde à l’agression israélienne. Aujourd’hui, l’opinion publique réagit différemment que par le passé. En 1948, la plupart des gens dans le monde ne savaient pas ce qui se passait en Palestine, il n’y avait pas de télévision, pas d’Internet, pas de diffusion généralisée des nouvelles et donc pas de dimension internationale. Les événements de la dernière année et demie ont été rapportés à la télévision, sont apparus quotidiennement sur nos téléphones portables, et le monde a réagi de deux manières différentes : d’un côté, les sociétés ont été choquées par le génocide et ont exprimé leur solidarité avec le peuple palestinien, et de l’autre, les gouvernements sont restés indifférents et n’ont pas essayé d’arrêter le massacre d’innocents. Voilà les différences que je voulais mentionner.
[Q6] Le nombre énorme d’enfants tués en un an et demi de bombardements à Gaza et, en général, dans toutes les régions de Palestine tout au long de l’histoire de l’occupation israélienne peut-il être attribué à des stratégies intentionnelles d’extermination ? Dans ce cas, est-il légitime de penser que les femmes palestiniennes ont également été volontairement ciblées parce qu’elles étaient capables de donner naissance à et d’élever des enfants ? Est-il alors légitime de parler de féminicide de masse ? Ayelet Shaked, l’ancienne ministre israélienne de la Justice a également appelé il y a quelques années à tuer les mères palestiniennes, car elles portaient des « petits serpents » dans leur ventre.
Professeur Ilan Pappé : Oui, merci. Cela nous ramène au thème de la déshumanisation. Lorsque vous êtes déterminé à mener à bien un projet politique d’appropriation des terres d’autrui et que vous croyez que votre survie dépend de votre capacité à éliminer la population indigène, il faut déshumaniser cette dernière car on ne s’intéresse pas seulement à éliminer des soldats ou des jeunes mais on veut se débarrasser d’une population dans sa totalité : des enfants, des femmes, etc. Donc, pour vous faciliter la tâche, à vous, à vos soldats et à quiconque est impliqué dans cette opération d’élimination ou de nettoyage ethnique ou de transfert, il faut déshumaniser les gens qui sont l’objet de ce genre de politique et il n’est pas surprenant qu’à cet égard, l’enfant palestinien, la mère palestinienne et le vieillard palestinien soient considérés comme des ennemis et fassent partie des cibles légitimes de l’opération.
Ayelet Shaked fait partie de ce nouveau leadership dont j’ai parlé plus tôt. Je vous parlais en fait de la différence entre la direction sioniste de 1948, qui n’aurait jamais fait une déclaration comme celle d’Ayelet Shaked, et la nouvelle élite israélienne d’aujourd’hui, qui pense non seulement qu’il est juste de déshumaniser les Palestiniens dans la pratique, mais aussi qu’il n’y a pas lieu d’avoir honte de le déclarer ouvertement. C’est pourquoi, à mon avis, si je puis ajouter une seule phrase, c’est seulement maintenant qu’il a été possible de traduire Israël devant la Cour internationale de justice. Auparavant, les Israéliens auraient pris soin de ne pas dire de telles choses. Mais désormais, ils ont facilité la tâche de l’Afrique du Sud pour porter l’affaire du génocide devant la Cour internationale de justice.
[Q7] En évoquant le massacre actuel des Palestiniens, vous avez déclaré que « l’Europe, qui prétend être un modèle de civilisation, a ignoré le génocide le plus médiatisé des temps modernes ».(5) Le réalisateur Jonathan Glazer, avec son film de 2023 « The Zone of Interest » sur l’extermination des Juifs par les nazis, a renouvelé la réflexion sur la possibilité troublante de vivre indifféremment et heureux, dans l’histoire et dans le présent, aux côtés des lieux de mort en série et d’oppression des autres. Comment expliquer le contraste entre le flux d’images de mort en provenance de Gaza qui parviennent sur nos téléphones portables et notre sentiment d’impuissance face à l’Occident « démocratique » ?
Professeur Ilan Pappé : Oui, ce sont de bonnes questions. Je pense qu’une réponse générale peut être donnée concernant la politique et sa capacité à ignorer ce qui compte pour beaucoup de gens, qu’il s’agisse du génocide en Palestine, de la pauvreté, des catastrophes écologiques, etc. Même une société démocratique a son niveau d’indifférence à la souffrance des gens, qu’elle se produise en son sein ou ailleurs. Cela n’est pas surprenant, compte tenu de la manière dont le système politique est organisé dans une démocratie. Il s’agit d’une politique essentiellement à court terme, les hommes politiques sont toujours élus pour des mandats de courte durée, ils n’ont donc pas à se soucier de l’avenir ; ils ne s’intéressent qu’à être réélus. Pour être réélu, il vaut parfois mieux ignorer un problème plutôt que de le résoudre, comme vous l’avez très bien appris de votre système politique…
Deuxièmement, dans le cas de la Palestine, je voudrais ajouter une chose de plus, en me concentrant uniquement sur l’Europe, quand même on pourrait organiser toute une conférence sur les États-Unis et le reste du monde; mais puisque nous sommes en Europe, parlons de l’Europe. Je pense que la raison pour laquelle d’importants politiciens, journalistes et universitaires occidentaux ne sont pas émus par ce que nous pouvons tous voir et par ce qui se passe quotidiennement à Gaza est la complicité de l’Europe avec Israël. L’Europe porte la responsabilité non seulement de ce qui se passe actuellement, mais aussi de ce qui s’est produit tout au long de l’histoire de la Palestine moderne. L’Europe est responsable de sa complicité avec Israël. Si, en tant qu’homme politique ou journaliste européen, vous voulez montrer votre solidarité avec les Palestiniens et les aider à éviter le sort du génocide, le sort du nettoyage ethnique, vous devez également vous demander quel est le rôle de l’Europe dans cette souffrance. L’Europe a joué le rôle le plus important en permettant au mouvement sioniste de prendre le contrôle de la Palestine et de se débarrasser des Palestiniens, non seulement au cours des seize derniers mois, mais depuis le début du projet sioniste, à la fin du XIXe siècle. Je pense donc que dans le cas de l’Europe, l’indifférence n’est pas due à l’ignorance ; ils savent ce qui se passe, mais ils sentent qu’en tant qu’hommes politiques, universitaires et journalistes, ils se penchent sur un sujet dont ils sont responsables, évidemment pas personnellement, mais en tant qu’Européens, ils en sont néanmoins responsables. C’est pour cette raison que les gouvernements et les médias grand public en Italie et en Europe n’entrent pas en conflit avec ce que fait Israël. Cela pourrait expliquer l’indifférence des pays démocratiques européens.
J’aimerais ajouter encore une chose, brièvement. Après les événements du 11 septembre aux États-Unis, nous avons assisté à un phénomène très inquiétant. Il existe des forces dans la démocratie qui ne sont pas satisfaites de la liberté des citoyens et qui cherchent des prétextes pour la restreindre. L’attaque du 11 septembre aux États-Unis a donné à ces forces l’excuse de limiter la liberté des citoyens au nom de la lutte contre le terrorisme. Aujourd’hui, nous assistons à un phénomène similaire sur tout le continent, y compris en Grande-Bretagne. Au nom de la lutte contre les partisans du terrorisme, toute forme de solidarité avec le peuple palestinien est considérée comme un soutien à l’antisémitisme ou au terrorisme. Mais ce n’est pas le vrai problème, le vrai problème est l’utilisation de la Palestine comme excuse pour réprimer. Ainsi, lorsqu’en Italie ils tentent de faire taire quelqu’un à cause de son soutien aux Palestiniens, en réalité, ils le font aussi pour limiter la liberté des citoyens italiens. Je pense que dans ce cas, les forces non démocratiques utilisent la Palestine comme excuse pour limiter la liberté du peuple.
[Q8] L’année scolaire dernière, en tant qu’étudiants, nous avons fait l’expérience directe et indirecte de dispositifs de censure concernant l’étude de la question palestinienne ou la dénonciation publique du massacre en cours. Des plus grandes universités du monde à notre lycée, la liberté d’enseignement et d’étude a été violée. Toute critique de la politique de guerre d’Israël risque d’être accusée d’antisémitisme. Qu’est-ce qui a rendu ce genre de chantage si facile ?
Professeur Ilan Pappé : Je peux vous dire à l’avance que, si cela vous convient, ce sera ma dernière réponse. Je sais que vous êtes exposés à ce climat et vous n’êtes pas les seuls en Europe et aux États-Unis. En Europe en particulier, la mémoire de l’Holocauste (et c’est aujourd’hui la Journée internationale de commémoration de l’Holocauste) est encore une ombre qui plane même sur les plus jeunes générations de politiciens lorsqu’ils critiquent Israël, un État qu’ils considèrent comme représentant les Juifs du monde. Ces pressions suscitent donc toujours une certaine inquiétude lorsqu’il s’agit de questions qui ne sont pas seulement envisagées en relation avec la Palestine, mais aussi en relation avec la relation complexe entre l’Europe et les Juifs d’Europe, en particulier en relation avec ce qui s’est passé dans le contexte historique de la Seconde Guerre mondiale.
À cela, j’ajouterais qu’il est très important de comprendre que la propagande israélienne a réussi à créer un lien entre l’islamophobie, la peur de tout ce qui est islamique, et les Palestiniens. C’est très important, car de cette façon, Israël obtient le soutien des peuples d’Europe qui rejettent l’immigration récente en provenance des pays arabes et musulmans, le soutien et la volonté de reconnaître son immunité face aux crimes qu’il a commis. C’est donc un moment singulier, où certaines forces politiques européennes, forces antisémites, même si elles détestent aussi les Juifs, soutiennent néanmoins Israël pour deux raisons (et je pense que cela influence l’opinion des gouvernements en général). La première est que ces partis de droite et d’extrême droite ne veulent pas voir de Juifs en Europe et préféreraient que ces derniers se concentrent en Israël. Par conséquent, ils soutiennent Israël parce qu’ils considèrent son existence comme une bonne solution ; si les Juifs d’Europe déménageaient en Israël, ils seraient d’accord.
La deuxième raison est que ces partis ont adhéré à l’idée israélienne selon laquelle l’État d’Israël était le dernier bastion, le dernier mur contre l’invasion de l’Islam, dans le cadre d’un concept, répandu dans leur milieu, d’un choc des civilisations se déroulant dans le monde. Donc, pour le dire ainsi (et je pense que c’est la manière la plus correcte de répondre à votre question, même si elle est un peu longue), pour l’etablishment européen (je ne parle pas de la société) ce n’est pas un problème de soutenir et de légitimer le droit à l’autodéfense des Ukrainiens (Européens eux-mêmes) – je me souviens que quand j’étais à Rome il y avait des drapeaux ukrainiens partout – alors qu’il est difficile de soutenir des gens qui dans la plupart des cas sont des musulmans, des arabes et certains même des fondamentalistes islamiques, dans le sens où ils font partie d’une minorité selon laquelle l’idéologie laïque ne libérera pas la Palestine. C’est pourquoi il est plus facile d’ignorer les Palestiniens que les Ukrainiens. Mais notre rôle en tant qu’universitaires, enseignants et, en général, éducateurs est d’expliquer l’incohérence de cette position. En fait, si nous disons que les Ukrainiens ont le droit de se défendre, alors nous devons dire que les Palestiniens l’ont aussi, et peu importe que ces derniers soient musulmans, qu’ils aient la barbe ou non, que les femmes portent le hijab ou qu’elles ne le mettent pas, ça n’a pas d’importance. Les peuples ne doivent pas voir leurs terres occupées, leurs territoires ne doivent pas être colonisés, les peuples ne doivent pas subir de génocide ni de nettoyage ethnique, quelle que soit leur religion, leur culture ou leur identité. Et il est surprenant que l’Europe, l’Europe officielle, n’adopte pas ce principe. Mais c’est à vous d’exiger que le principe de légitime défense soit appliqué à quiconque lutte pour sa liberté [applaudissements].
(*) Le professeur Ilan Pappé est un historien israélien de renom et un critique de premier plan du colonialisme en Palestine. Il a obtenu son doctorat à Oxford et, après avoir enseigné pendant des années à Haïfa, a été démis de ses fonctions d’enseignant en Israël pour avoir critiqué le sionisme. L’historien a soutenu le boycott d’Israël (même académiquement) et a dû déménager au Royaume-Uni, à l’Université d’Exeter, où il est aujourd’hui professeur d’histoire à l’Institut d’études arabes et islamiques et directeur du Centre européen d’études palestiniennes.
Ilan Pappé est l’un des représentants de la Nouvelle Historiographie Israélienne (6), un courant d’historiens qui a critiqué le récit officiel de l’histoire de l’État d’Israël par rapport au peuple palestinien. Il a documenté la Nakba, le nettoyage ethnique mené par Israël en 1948 contre les Palestiniens, une pratique coloniale longtemps niée ou occultée.
Les livres de Pappé ont été traduits en quinze langues. Son texte le plus connu est Le nettoyage ethnique de la Palestine. Parmi ses œuvres, on peut citer :
– Une terre pour deux peuples : Histoire de la Palestine moderne, Éditions Fayard, 2004) ;
– Le Nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard, 2008) ;
– Entretiens avec Noam Chomsky et Ilan Pappé, éditions Écosociété,
– La Banalité de la politique de la haine. La décennie qui a changé le destin d’Israël/Palestine (1967-1977), La Fabrique éditions).
– Dix mythes sur Israël, Ed. La Fabrique, 2017 réédité en 2023
Notes
(1) La Cour internationale de Justice, également connue sous le nom de Tribunal international de La Haye, est l’organe judiciaire principal des Nations Unies et est située au Palais de la Paix à La Haye, aux Pays-Bas.
(2) Selon le droit international, le génocide est un « crime international ». La Convention des Nations Unies de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide définit ce crime comme un acte commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux.
(3) Voir le rapport d’Amnesty International « L’apartheid israélien contre les Palestiniens » et le rapport de Michael Lynk, rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits humains dans les territoires palestiniens occupés, soumis au Conseil des droits humains des Nations Unies, qui juge la situation dans les territoires palestiniens occupés comme relevant de l’apartheid.
(4) « Nakba », « catastrophe » en arabe. Avec ce mot, les Palestiniens désignent le traumatisme principal de leur histoire, le nettoyage ethnique qui a eu lieu en Palestine en 1948, lorsque près de 700 000 Palestiniens ont été contraints d’abandonner leurs maisons et ont été mis en fuite par l’armée israélienne, composée à l’époque principalement de milices nationalistes. Cinq cents villages palestiniens et onze colonies urbaines ont été détruits et peuplés par des colonies israéliennes, sept cent mille Palestiniens ont été expulsés et plusieurs milliers ont été massacrés. Les Palestiniens expulsés sont devenus des réfugiés. Israël a refusé aux Palestiniens le droit au retour, consacré par la résolution 194 de l’ONU, tandis que les réfugiés étaient installés dans des camps gérés par des pays d’accueil arabes et des organisations internationales. La communauté de réfugiés est devenue permanente et compte aujourd’hui environ 6 millions de personnes vivant dans des camps de réfugiés ressemblant à des bidonvilles au Liban, en Syrie, en Jordanie, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Les Palestiniens commémorent la « Nakba » chaque année le 15 mai, un jour après la fondation de l’État d’Israël le 14 mai 1948. En 2023, l’ONU a officiellement commémoré la Nakba, pour la première fois de son histoire. Sur la Nakba, voir en annexe un texte d’Ilan Pappé, tiré de Palestine : entretiens avec Noam Chomsky et Ilan Pappé, éditions Écosociété.
(5) Anealla Safdar, entretien avec Ilan Pappé, 14 janvier 2025 pour Al Jazeera.
(6) Ce mouvement historiographique comprend Ilan Pappé, Benny Morris, Avi Shlaim, Tom Segev, Simha Flapan, Baruch Kimmerling et d’autres. Leurs analyses, publiées depuis les années 1980, ont été rendues possibles par l’ouverture des archives du Royaume-Uni et d’Israël à la consultation de documents sur les événements des années 1940.
L’émergence d’une historiographie critique en Israël – la soi-disant nouvelle histoire – a remis la Nakba au cœur du débat universitaire et public sur le conflit. Cette « nouvelle histoire » a légitimé le récit palestinien, après avoir été pendant des années qualifié de simple propagande par les journalistes, les politiciens et les universitaires occidentaux. La remise en cause de la représentation sioniste jusque-là dominante de la guerre de 1948 s’est manifestée dans divers domaines d’expression culturelle, dans les médias, le monde universitaire et les arts populaires. […] Elle a néanmoins permis à quiconque le souhaitait d’apprendre que l’État juif avait été construit sur les ruines du peuple autochtone de Palestine, dont les moyens de subsistance, les foyers, la culture et les terres avaient été systématiquement détruits. (Palestine : entretiens avec Noam Chomsky et Ilan Pappé, éditions Écosociété).
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