Espagne : polarisation et bipartisme masquent le consensus

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législatives espagnoles

Par Joël Perichaud, Secrétaire national du Parti de la démondialisation aux relations internationales

Après la défaite cuisante du Parti socialiste (PSOE) et d'Unidas Podemos aux élections municipales et régionales du 28 mai dernier, Pedro Sánchez a décidé, le 29 mai, de dissoudre l’Assemblée (Cortes Generales) et la convocation anticipée des élections générales pour le 23 juillet. Rappelons que ces élections auraient dû se tenir en fin d’année 2023. Cette manœuvre politique était une question de survie pour Sanchez. En effet, elle visait essentiellement à recomposer l'unité interne du PSOE, à empêcher les critiques après les mauvais résultats électoraux, à éviter l’explosion du PSOE, à empêcher le bloc de la droite PP/Vox de tirer les éventuels bénéfices de leur action dans  les communautés autonomes et les mairies où il a obtenu la majorité, et à forcer la constitution rapide de Sumar avec l'incorporation de Podemos, à éviter le débat sur un programme électoral et l'élaboration de listes communes liées à celui-ci.

Commençons par l’essentiel : le système électoral espagnol, une fois de plus et ,comme le nôtre, discrimine les partis ou mouvements minoritaires, continue d'éroder le véritable pluralisme politique du pays et dévalorise la démocratie représentative. Le système  électoral espagnol, même s’il est différent de celui de la Ve République Française, favorise aussi le bipartisme et assure le pouvoir à ceux qui gouvernent. En Espagne, comme en France et ailleurs, la première condition pour obtenir une véritable représentation populaire est de changer le système électoral et la constitution elle-même. Si nous considérons que la démocratie réelle est LA condition de mise en œuvre de politiques en faveur des classes dominées, alors tout le reste est secondaire. J’insiste là-dessus… Secondaire car dépendant directement d’une démocratie réelle et populaire.

Mais revenons aux élections du 23 juillet dernier. Les sondages envisageaient au moins deux scénarii :

-    Une majorité de droite précaire et faible et un PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) qui se relèverait, comme toujours, en transformant ses faiblesses en forces (comme en 1996);
-     Le retour à un « bipartisme imparfait », où Vox occuperait le rôle d'Alianza Popular (AP - fédération de petits partis de droite créée en 1977 et dirigée par d’ anciens ministres franquistes) et Sumar (“Rassembler”, parti de Yolanda Diaz créé en mai 2023),  celui d’une sorte de PCE (Parti communiste espagnol) renforcé.

Les sondages se sont encore trompés. Le 23 juillet, c’est la “surprise” en Espagne. La droite néolibérale d’Alberto Núñez Feijóo, président du Parti populaire (PP ex AP) est bien arrivée en tête aux élections législatives, mais n’obtient pas la majorité absolue (138 sièges sur 350), même en s’agrégeant avec Vox, le parti d’extrême droite franquiste décomplexé qui subit un revers et perd 19 députés. Le PSOE pourrait donc rester au pouvoir en ralliant tous les autres partis, dont Sumar, pour faire une très large coalition…

Ce qui apparaît clairement est le lien stratégique entre deux blocs. L’un dirigé par le PP et l’autre hégémonisé par le PSOE. Cette égalité électorale, « une catastrophe » selon le PP, débouchera sur une solution politique dans un contexte de changements importants dans les rapports de force mondiaux et au sein de l'Union européenne. Pas sûr que les classes dominées y trouvent leur compte car la gauche n’a tiré aucun enseignement de ses erreurs.

Stratégies électorales

Les stratégies électorales ont été assez similaires à celles des élections régionales et municipales. Seule la position des acteurs a changé : Le « tout le monde contre Sánchez » a été remplacé par  le « tout le monde contre un gouvernement de coalition PP/Vox ». La campagne du PSOE, transformée en coalition défensive jouant sur la peur de l'extrême droite a finalement atteint son objectif : empêcher le gouvernement des droites unifiées. Le Parti populaire, poussé par des sondages trop favorables, a laissé l’offensive à ses propres médias. Après le débat télévisé Sánchez (PSOE) - Feijoo (PP), treize jours avant le scrutin,  ce dernier a pensé qu'il avait gagné.

Dès le départ, la campagne de Sumar a été claire : être la gauche complémentaire du PSOE. La complicité affichée entre Sánchez et Yolanda Díaz a servi le gouvernement de coalition avec un engagement en faveur de sa continuation. Sumar ne s’est jamais différencié et n’a jamais eu de stratégie autonome. Sumar n’a pas analysé sérieusement et dans le détail la raison de la débâcle électorale lors des élections autonomes et municipales. En conséquence, Sumar n'a pas été en mesure d'inverser la tendance à la baisse d'Unidas Podemos, dans un contexte de mouvances multiples (plus de 15) et un soutien médiatique sans précédent.  Sumar a été conçu pour accompagner Pedro Sánchez et permettre la réédition d'une majorité parlementaire dominée par le PSOE.

La réalité politique espagnole a deux visages qui peuvent paraître différents : Polarisation et bipartisme. Ils cachent le grand consensus existant entre le PSOE et le PP, les forces politiques les plus importantes. Ensemble, elles ont soustrait du débat public les questions politiques les plus importantes : la guerre en Ukraine, le soutien incontesté et indiscutable à la politique militaire de l'OTAN, l'envoi massif d'armes vers la zone de conflit, l'augmentation substantielle du budget militaire et des effectifs de l’armée. La gauche, dans le cadre du consensus pour gouverner et dans la pratique, est devenue atlantiste et assume la politique étrangère américaine, qui vise à organiser la défaite politico-militaire, économique et technologique de la Chine. En parlant de la politique de défense et de sécurité de l'Espagne comme d'un sujet comparable au débat sur le revenu minimum vital, la gauche espagnole, comme la gauche française, s’est perdue et sous-estime les risques auxquels les populations sont confrontées.

Les partis européistes cautionnent, sans discussion et sans débat public, les dérives autoritaires de l'Union européenne (UE). Le pseudo-axe franco-allemand est passé aux oubliettes, le leadership politique est exercé avec poigne par l'OTAN. L'UE vit, en pratique, dans un État d'exception permanent et modifie substantiellement sa “constitution" sous la pression de la non-élue Commission européenne (CE) qui s’adjuge, petit à petit, les compétences des États nations. Partout dans l’UE, la hausse des taux d'intérêt, la lutte contre l'inflation devenue objectif fondamental, et le retour aux règles budgétaires sont le crédo des partis néolibéraux fortement autoritaires. La désindustrialisation de l'UE, la dépendance énergétique et technologique croissante vis-à-vis des États-Unis et la réduction des libertés publiques et des droits sociaux sont leur seul horizon. Les partis de gauche sont complices.

En Espagne comme ailleurs, la polarisation extrême masque le consensus de base des partis institutionnels et s'exerce dans un espace colonisé par la pensée néolibérale. Cette polarisation s'opère entre une droite de plus en plus dure et revancharde et une gauche faible, sans projet politique en faveur des classes dominées et sur la défensive. La seule différenciation qui persiste est dans le langage de la gauche : la défense des droits sociaux. Pour la gauche espagnole, comme pour les gauches françaises et italiennes c’est une véritable défaite politico-culturelle. Le dernier exemple en est donné par l'Espagne : le lien stratégique entre blocs est sur le point de donner la majorité absolue à la droite d’obédience franquiste (PP, Vox et autres).
Refuser de voir la réalité telle qu'elle est,  est toujours un prélude à la défaite.

Que va faire Pedro Sanchez ?

Pour Pedro Sanchez et le PSOE, il y a deux solutions : un gouvernement de coalition ou des élections anticipées. Pedro Sanchez cherchera avant tout à démontrer l'isolement de Feijóo (PP) et son incapacité à conclure des alliances avec d'autres forces que Vox. Parallèlement, il exercera une forte pression sur Junts per Catalunya (JxCat), du leader indépendantiste Carles Puigdemont réfugié en Belgique après l’échec de la tentative d’indépendance de la Catalogne en 2017,  le rendant responsable de l’obtention (ou non) de l’investiture au deuxième tour à la majorité simple.
Il ne faut pas oublier que les meilleurs résultats du PSOE ont été au Pays basque (Euskadi) et en Catalogne.
Car les deux solutions (appeler à la formation d'un nouveau gouvernement de coalition ou à de nouvelles élections) sont liées et font partie d'un même jeu stratégique. Chaque acte, chaque initiative sera pensé dans une optique électorale. Bientôt, les médias de droite, mais pas seulement, passeront à l'offensive ; Leurs maîtres mots seront stabilité et gouvernabilité.

Que va faire la gauche à gauche du PSOE ?

La gauche à gauche du PSOE devrait avoir un débat politique et stratégique… mais ne l’aura vraisemblablement pas car la décision d’ une participation à un gouvernement avec le PSOE est sûrement déjà prise. Dans ce cas, le débat programmatique passera aussi à la trappe et les questions décisives pour le peuple espagnol continueront à être éludées… Or,  les débats politiques, stratégiques et programmatiques sont absolument nécessaires. Sumar, parti hétérogène, a montré sa faiblesse d'organisation et son absence de projet crédible. Comme, en son temps, Unidas Podemos. Au fil des élections, le nombre de voix et la base militante de la gauche du PSOE diminue.
Si Sumar participe à un gouvernement sous la tutelle du PSOE, ce sera la fin de la gauche alternative espagnole porteuse d’une volonté de transformation, même modérée.

Alors que faire de juste et d’efficace ?

La (ou les) gauche(s) d’Espagne comme celles d’autres pays de l’UE a été contaminée  idéologiquement. D’abord par le “progressisme” c’est-à-dire  par la croyance que des changements importants et réels pouvaient être progressifs, sans heurts, sans conflits, sans lutte des classes. Puis par le “globalisme” capitaliste c’est-à-dire le néolibéralisme. Elle a “oublié” ce qu’est la politique, l’organisation, les classes sociales, l’histoire du mouvement ouvrier, les théories économiques, le capitalisme, l’impérialisme, le marxisme, etc. pour se consacrer pleinement aux théories de l’ennemi de classe : le consensus, la négociation, le communautarisme, le genre, l’individualisme…
Mais la réelle volonté de transformer la société, de tout changer, de changer la vie, de redonner au peuple la direction des affaires du pays, de redonner au pays son indépendance et son autonomie de décision est une révolution. Et elle passe par la sortie de l’UE, de l’euro, de l’Otan et du néolibéralisme.
Ceci implique deux choses : une constitution adaptée aux objectifs populaires et une construction politique, programmatique et organisationnelle.

Une nouvelle constitution doit être élaborée et discutée par le peuple lui-même car une constitution élaborée par l’ennemi de classe serait à son service. Faire ce travail crucial d’élaboration d’une nouvelle Constitution s’appelle “processus constituant”.

La  construction politique, programmatique et organisationnelle est aussi un processus auquel participent des partis, des mouvements et des organisations. C’est un parcours long et difficile mais indispensable car aucun parti ou organisation seul ne peut, aujourd’hui, mettre en mouvement et organiser la lutte de classes et de masse nécessaire à un changement de société.